21 octobre 2020
La discrète gestion de la fraude interne
Une étude démontre que les dirigeants d’entreprise rapportent de moins en moins les fraudes internes aux forces policières, ce qui permet de corriger plus rapidement les problèmes et de protéger la réputation de l’organisation
La revue Harvard Business Review a publié en juillet dernier un article signé par les professeurs Cynthia Courtois et Yves Gendron, de l’École de comptabilité, sous le titre «Research: Why Corporate Fraud Reports are Down» (en français «Pourquoi les dénonciations de fraudes d’entreprise sont en baisse»). Sur plus de deux ans, les chercheurs ont parlé à plusieurs responsables d’unités antifraude interne à l’œuvre dans divers types d’organisations, notamment les entreprises et les banques. Ils ont aussi interviewé 27 experts membres de l’Association of Certified Fraud Examiners (ACFE). Cette association américaine produit des rapports pour différents pays. Elle a une division au Canada.
«Ces entrevues nous ont surpris, indique Cynthia Courtois, elle-même membre de l’ACFE. Les experts rencontrés ont travaillé principalement sur des fraudes internes commises par des employés. Nous pensions que ce type de fraude était moins fréquent que celles commises par des fraudeurs externes à une organisation. Or, ce ne serait pas le cas, selon ces experts. Quant au pourcentage de cas rapportés à la police, il serait en baisse selon les participants interrogés.»
Selon la professeure Courtois, si les dirigeants d’entreprise évitent de plus en plus de rapporter une fraude interne aux policiers, c’est que la réputation organisationnelle est en jeu.
«Une fois devant le tribunal, poursuit-elle, la police voudra démontrer une intention criminelle chez la personne accusée de fraude. Le nom de l’entreprise va finir par se retrouver dans les médias d’information. Cette visibilité pourrait amener des gens à douter de la fiabilité des systèmes de contrôle interne de l’entreprise. La réputation organisationnelle pourrait être entachée, ce qui peut faire mal.»
Pour cette raison, il y a, selon elle, une volonté chez les dirigeants de vouloir protéger rapidement la réputation de leur entreprise. «Réagir vite est doublement important, dit-elle, puisqu’une fraude interne entraîne une hémorragie, on perd des fonds. Il faut agir tout de suite pour arrêter l’hémorragie tout en recouvrant idéalement les fonds perdus, ce que, par ailleurs, ne permet pas de faire une enquête policière.»
Trois éléments d’explication
Les entrevues menées par les deux chercheurs ont mis en lumière trois éléments d’explication concernant le manque de confiance grandissant des chefs d’entreprise à l’endroit du processus policier et judiciaire en matière de fraude interne. Premièrement, les policiers ont tendance à enquêter d’abord sur les cas où des individus, et non des entreprises, ont perdu de l’argent. Deuxièmement, le but premier du chef d’entreprise serait de récupérer les fonds perdus et non de traîner le coupable en cour. Troisièmement, il y aurait tendance, chez les forces policières, à souffrir d’un manque de ressources technologiques et d’expertise face à des systèmes de fraude de plus en plus complexes.
«Il existe un manque d’arrimage entre les besoins des entreprises et les objectifs du système policier et judiciaire, soutiennent Cynthia Courtois et Yves Gendron. Une dénonciation aux autorités policières conduit souvent à un processus d’enquête très long qui ne donne pas vraiment de réponse aux questions urgentes des entreprises et qui n’assure pas la récupération des pertes. Dans un tel contexte, la gestion discrète d’une fraude interne apparaît comme l’approche la plus raisonnable. Or, les conséquences de cette approche à courte vue peuvent devenir problématiques à plus long terme.»
Selon les chercheurs, comme il n’est pas rapporté à la police, le fraudeur, après son congédiement, est libre de se trouver un emploi ailleurs, son anonymat rendant son identification plus difficile pour un futur employeur. C’est ainsi qu’il y aurait un certain nombre de fraudeurs sur le marché du travail dont on ne connaît pas les antécédents. Ce contexte augmenterait aussi le risque de voir certains fraudeurs engagés ailleurs raffiner leurs tactiques pour devenir des fraudeurs en série. En somme, cette incohérence entre les objectifs de chacun tend à conduire les dirigeants à limiter les dénonciations à l’externe, mais ce choix n’est pas sans conséquence.
Plusieurs des experts interviewés ont parlé de l’unité antifraude mise sur pied dans leur organisation. Ce système de police et de justice parallèle a un coût financier qui croît dans le temps. Il comprend des comptables et d’anciens policiers, ainsi que des experts et analystes en technologies de l’information. Après la détection du fraudeur et le verdict de culpabilité prononcé, le congédiement suit et, si possible, un remboursement des sommes volées est effectué. Quant au coût financier, il est croissant compte tenu des investissements continus dans l’expertise antifraude.
Bien qu’imparfaite, la dénonciation d’un employé fraudeur à la police exerce de la pression sur les fraudeurs. Une fois étiqueté, le fraudeur a plus de difficulté à se déplacer d’une organisation à une autre.
«D’un point de vue social, souligne Cynthia Courtois, cette situation est discutable puisque l’on se retrouve avec des organisations qui se font désormais justice elles-mêmes, ce qui démontre un certain échec du système policier et judiciaire en matière de traitement de la fraude. Plus largement, si l’on accepte que les organisations deviennent enquêtrices et juges, pourquoi ne serait-il pas acceptable que le simple citoyen se fasse également justice lui-même?»