
Le modèle développé par les chercheurs permet d'évaluer combien d'années doivent s'écouler depuis les derniers ensemencements pour que les allèles provenant de la lignée domestique soient éliminés et qu'une population de truites mouchetées puisse être considérée de nouveau comme indigène. Les lacs dans lesquels on retrouve des truites «indigènes» sont très prisés par les pêcheurs.
— Heath Alseike
Couramment utilisées par les gestionnaires de la faune, les opérations d'ensemencement permettent d'augmenter rapidement les effectifs des populations mal en point en raison de surpêche ou de dégradation de l'habitat, mais elles présentent un inconvénient majeur, rappelle le responsable de l'étude, Louis Bernatchez. Plusieurs études suggèrent que l'introduction massive de poissons élevés en captivité entraîne des répercussions négatives sur l'intégrité génétique des populations sauvages et sur leur capacité d'adaptation. «Au Québec par exemple, 5 millions d'ombles de fontaine (truites mouchetées) sont libérés chaque année dans les plans d'eau pour soutenir la pêche récréative. Ces poissons proviennent d'une même lignée élevée en captivité depuis plus de 50 ans. Ils sont introduits dans les lacs situés un peu partout au Québec, ce qui contribue à homogénéiser la diversité génétique des populations naturelles», souligne le chercheur.
Afin de déterminer si les effets délétères de ces ensemencements étaient permanents, l'équipe de Louis Bernatchez a effectué des analyses génétiques sur 862 poissons provenant de 29 lacs du Québec. «Ces lacs sont situés dans les réserves fauniques Mastigouche, de Portneuf et du Saint-Maurice, précise-t-il. Les détails de toutes les opérations d'ensemencement effectuées dans les lacs de ces réserves sont documentés depuis quatre décennies.»
Les analyses effectuées par les chercheurs ont permis de déterminer quelle proportion du génome de chaque poisson capturé était attribuable à la lignée domestique d'omble de fontaine. À partir de ces données, ils ont calculé un indice moyen de «domestication» pour chacun des 29 lacs. Ces valeurs vont de 0% à plus de 30% et le facteur le plus important pour expliquer ces variations est le temps écoulé depuis les opérations d'ensemencement. «Plus le temps passe, plus l'apport de la lignée domestique diminue dans la génétique d'une population d'ombles de fontaine, résume Louis Bernatchez. L'explication la plus probable est que les poissons qui ont une forte composante domestique survivent moins bien ou ont un plus faible succès reproducteur. Il y a une sélection qui favorise les poissons ayant conservé une plus grande proportion du génome sauvage.»
Le fait que les effets négatifs des ensemencements sur la génétique de populations d'ombles de fontaine soient réversibles constitue une bonne nouvelle pour la conservation de la biodiversité, mais aussi pour la pêche sportive, estime Louis Bernatchez. «Les lacs dans lesquels on retrouve des truites "indigènes" sont recherchés par les pêcheurs. Notre modèle permet d'évaluer combien d'années doivent s'écouler depuis les derniers ensemencements pour que les allèles provenant de la lignée domestique soient éliminés et que la population d'un lac puisse être considérée de nouveau comme indigène. Toutes les populations d'ombles de fontaine que nous avons étudiées ont le potentiel de retrouver leur caractère "indigène" si on cesse les ensemencements.»
L'étude parue dans Evolutionary Applications est signée par Justine Létourneau, Anne-Laure Ferchaud, Jérémy Le Luyer, Martin Laporte et Louis Bernatchez, de l'Université Laval, et par Dany Garant, de l'Université de Sherbrooke.