En 2018, depuis le Wisconsin jusqu'au Nouveau-Brunswick, des sapins baumiers se coloraient de rouge vif et mouraient sur pied sans que l'on comprenne pourquoi. Bien qu'un insecte et un champignon aient été soupçonnés, aucun responsable n'avait pu être formellement identifié pour expliquer ce que les scientifiques nomment la mort subite du sapin baumier. Dans un article publié cet automne par la revue Frontiers in Forests and Global Change, trois chercheurs qui ont revisité l'affaire proposent un nouveau suspect: les anomalies climatiques survenues en 2017 et 2018.
Deux raisons ont poussé cette équipe vers cette piste. «D'une part, un phénomène qui survient de façon synchrone sur un aussi vaste territoire nous conduit à soupçonner un effet climatique qui se manifeste à grande échelle. D'autre part, on sait que le sapin baumier est une espèce plus sensible au manque d'eau que les autres arbres avec qui il cohabite», explique le responsable de l'étude, Loïc D'Orangeville, professeur au Département des sciences du bois et de la forêt et chercheur au Centre d'étude de la forêt de l'Université Laval.
Le Nouveau-Brunswick a été particulièrement touché par la mort subite du sapin baumier en 2018. Des inventaires aériens réalisés dans cette province ont révélé que 115 secteurs d'aménagement avaient été frappés. Dans 15% de ces zones, la mortalité des sapins se situait entre 6% et 30% alors qu'elle dépassait 30% dans 3% des zones.
Pour tester l'hypothèse des anomalies climatiques, le professeur D'Orangeville et ses collaborateurs James Broom et Anthony Taylor, de l'Université du Nouveau-Brunswick, ont rassemblé des données climatiques mensuelles pour la période allant du printemps 2017 au printemps 2018 dans les zones touchées par la mortalité subite du sapin au Nouveau-Brunswick. Ils les ont ensuite comparées à celles enregistrées dans les mêmes zones entre 1950 et 2018.
Les résultats? En 2017, la saison de croissance du sapin a été caractérisée par des précipitations anormalement basses et par des températures inhabituellement élevées. De plus, le printemps suivant, l'épaisseur de la neige au sol en avril était plus élevée qu'à la normale et les températures en mai avaient dépassé la moyenne, deux facteurs qui auraient contribué au dessèchement des sapins.
«La présence prolongée de la neige maintient le sol froid. L'eau qui s'y trouve demeure près du point de congélation, ce qui la rend difficilement accessible aux sapins. Dans ces conditions, les pertes d'eau causées par les températures élevées au niveau du feuillage ne peuvent pas être compensées», explique Loïc D'Orangeville.
Fait intéressant, les mêmes anomalies climatiques ont été observées en 1986, une autre année marquée par une mortalité soudaine et inexplicable des sapins au Nouveau-Brunswick. À l'aide des données climatiques de 2017 et 2018, les trois chercheurs ont mis au point un modèle qui permet de prédire localement la probabilité de mortalité du sapin. «Nous avons testé notre modèle à l'aide des données climatiques de 1985 et 1986. Les projections de mortalité de notre modèle concordent à 95% avec ce qui s'est produit sur le terrain, résume Loïc D'Orangeville. Notre modèle pourrait donc servir à prédire quelles zones risquent d'être frappées par la mort subite du sapin lors de l'année qui suit un été anormalement sec.»
— Loïc D'Orangeville
Si le climat est en cause, comment expliquer la présence de sapins morts aux côtés de sapins verdoyants? «Les anomalies climatiques touchent tous les arbres, mais leurs répercussions se font surtout sentir chez les arbres déjà affaiblis, entre autres par l'action des insectes ou des maladies fongiques, répond le chercheur. Les arbres meurent le plus souvent d'un cumul de causes. Le phénomène par lequel une succession d'événements affaiblit progressivement un arbre est appelé la spirale de la mort.»
Dans les forêts comme dans les plantations d'arbres de Noël
Selon le chercheur, cette étude est la première qui documente un cas de mortalité massive d'arbres attribuable à la sécheresse dans les forêts de l'est du Canada, une région reconnue pour sa pluviosité abondante. Les modèles de changements climatiques prédisent que les conditions qui favorisent la mort subite du sapin baumier seront plus fréquemment réunies au cours des prochaines décennies, ce qui n'augure rien de bon pour le roi des forêts.
Le sapin baumier aime les conditions humides et c'est pourquoi on le retrouve principalement dans les forêts de l'est du Canada. Ses besoins sont les mêmes dans les plantations d'arbres de Noël. Les températures plus chaudes et les conditions plus sèches observées au cours des dernières années ont affecté les producteurs de sapins au point où certains envisagent l'installation de système d'irrigation, souligne le professeur D'Orangeville.
«En raison des changements climatiques projetés, il faudra donc plus de surveillance des insectes et des maladies, et plus de travaux d'entretien pour maintenir les sapins baumiers en bonne santé, ce qui pourrait se répercuter sur leur prix de vente, avance-t-il. On pourrait aussi assister au remplacement du sapin baumier par des espèces parentes plus résistantes aux conditions chaudes et sèches.»