Les revues scientifiques indépendantes qui publient en français au Québec sont à la croisée des chemins. L'avènement de l'édition numérique et la montée mondiale du mouvement pour un accès libre et gratuit aux publications scientifiques soulèvent des questions fondamentales sur leur avenir. Quelles stratégies doivent-elles adopter pour survivre sans revenus d'abonnements et pour faire leur place dans ce nouvel écosystème dominé par les grands conglomérats d'éditeurs anglophones?
C'est à ces questions que s'attaquera, au cours des cinq prochaines années, un regroupement qui vient de voir le jour, le Réseau québécois de recherche et de mutualisation pour les revues scientifiques. Dirigé par le professeur Francis Gingras, de l'Université de Montréal, ce réseau, qui réunit une cinquantaine de personnes provenant de presque toutes les universités québécoises, vient d'obtenir une subvention de 10 M$ des Fonds de recherche du Québec (FRQ) pour mener à bien ses travaux.
«Cette somme ne servira pas à soutenir le fonctionnement quotidien des revues scientifiques, précise d'emblée Anne-Marie Fortier, professeure au Département de littérature, théâtre et cinéma de l'Université Laval, directrice de la revue Études littéraires et directrice du pôle Espaces REVUES au sein de ce réseau. «Ces fonds seront consacrés à la recherche de solutions durables visant à garantir le maintien, la pérennité et le plein développement des revues scientifiques québécoises afin qu'elles puissent continuer à jouer leur rôle primordial dans le cycle de production de nouvelles connaissances en recherche.»
Le dilemme de l'accès libre et gratuit
Le mouvement pour le libre accès est né au début des années 2000 en réponse au fait que les abonnements aux revues scientifiques, un secteur dominé par quelques grands éditeurs commerciaux, accaparaient une part grandissante du budget d'acquisition des bibliothèques universitaires. Ce problème ne s'est pas résorbé depuis. Par exemple, à l'Université Laval, les dépenses pour les abonnements aux revues scientifiques a atteint 12,2 M$ en 2024, soit 86% du budget d'acquisition des ressources documentaires.
Le principe fondamental du libre accès est de dissocier la circulation des connaissances de leur commercialisation. Au cours des dernières années, les FRQ ont adhéré à ce principe et leur Politique de diffusion en libre accès exige que les publications des chercheurs dont ils financent les travaux soient diffusées en libre accès et sous licence ouverte.
Les FRQ préconisent le modèle dit «diamant», c'est-à-dire que les revues scientifiques ne peuvent exiger de frais aux personnes qui publient un article scientifique dans leurs pages et elles ne peuvent imposer de frais d'abonnement ni exiger des frais aux personnes qui veulent consulter des articles à la pièce.
«Les principes du libre accès immédiat et gratuit aux publications savantes font l'unanimité au sein de la communauté scientifique, mais produire une revue scientifique et en assurer la diffusion sur une plateforme numérique a un coût. Il faut donc repenser l'organisation du travail d'édition et de diffusion, et trouver des façons de compenser les pertes de revenus d'abonnements», résume Anne-Marie Fortier.
160 revues scientifiques produites au Québec
La réflexion sur ces questions est déjà entamée. Le 20 novembre dernier, les responsables de 44 revues scientifiques québécoises ainsi que des bibliothécaires spécialistes de la publication savante ont participé, à Montréal, au Symposium québécois des revues savantes. «La rencontre a permis d'échanger autour des enjeux qui affectent nos pratiques éditoriales et l'ensemble de nos opérations», résume la professeure Fortier, qui faisait partie du comité organisateur.
L'exercice a permis de brosser le portrait actuel de l'écosystème de la communication scientifique au Québec. Il y a présentement 160 revues savantes, dont 95% sont indépendantes, c'est-à-dire qu'elles ne diffusent pas leurs articles sur des plateformes commerciales. Quatre-vingts revues publient exclusivement en français, une dizaine de revues publient exclusivement en anglais et les autres sont bilingues ou trilingues. Deux revues sur trois sont déjà en libre accès.
Ces 160 revues couvrent un large spectre de domaines scientifiques, mais une tendance lourde se dégage: 85% des revues sont en sciences humaines et sociales. Les 15% restants sont surtout en sciences de la santé, mais les sujets abordés ont souvent une dimension sociale.
Un environnement fragilisé
«La situation des revues scientifiques québécoises est préoccupante, souligne la professeure Fortier, qui dirige Études littéraires depuis 20 ans. Elles sont tenues à bout de bras par des personnes courageuses qui croient au rôle des publications savantes comme maillon essentiel de la recherche et à leur triple mission: assurer le rayonnement des nouvelles connaissances, inspirer de nouvelles questions de recherche et mobiliser les savoirs pour guider les choix de société. Les directions des revues sont toutefois conscientes de travailler dans un environnement fragilisé par le contexte actuel.»
Le Réseau québécois de recherche et de mutualisation pour les revues scientifiques sera un lieu d'échange, de réflexion et de partage pour les responsables de ces publications, poursuit-elle. «Nous avons des problèmes similaires et, ensemble, nous allons chercher des solutions en mettant nos expertises en commun. Grâce aux outils que nous allons développer avec nos partenaires, dont Érudit, nous espérons arriver à pérenniser les revues scientifiques indépendantes du Québec dans le nouvel écosystème de la publication savante.»