Dans certaines régions de la Gaspésie, le broutement des orignaux est tel qu’il maintient à un stade arbustif la régénération après coupe, empêchant ainsi le retour des arbres aux densités souhaitées par les gestionnaires de la forêt. Des chercheurs de l’Université Laval et du Norwegian Institute for Nature Research documentent les causes de ce phénomène dans une étude publiée par la revue Forest Ecology and Management.
Les chercheurs ont mené leurs travaux dans trois zones de la Gaspésie caractérisées par différentes densités d’orignaux: la réserve faunique des Chic-Chocs (1,1 orignal/km2), la ZEC Casault (2,0 orignaux/km2) et la réserve faunique de Matane (3,3 orignaux/km2). «Dans ce dernier cas, on parle d’une densité d’orignal qui compte parmi les plus élevées au Québec», signale l’un des auteurs de l’étude, Jean-Pierre Tremblay, professeur au Département de biologie, et chercheur au Centre d’étude de la forêt et au Centre d’études nordiques de l’Université Laval.
En 2010 et 2011, après des coupes à blanc, les chercheurs ont installé 5 parcelles clôturées, de 28 mètres sur 14 mètres, dans chacune des trois zones d’étude. «Cela nous a permis d’observer comment la régénération évoluait dans chaque secteur en absence de broutement par l’orignal», explique le professeur Tremblay.
Pendant les six années qui ont suivi les coupes, les chercheurs ont réalisé des inventaires de végétation à l’intérieur des parcelles clôturées et dans des parcelles adjacentes auxquelles les orignaux avaient accès. Les résultats? «Alors que des jeunes arbres croissent en abondance dans les parcelles clôturées, la succession végétale ne décolle pas dans les parcelles broutées par l’orignal et on ne sait pas si elle va décoller un jour, souligne le professeur Tremblay. Plus le broutement est intense, plus il favorise la prolifération des semis, mais il les empêche aussi de pousser en hauteur. En plus, comme le framboisier n’est pas recherché par l’orignal, il se multiplie et forme un couvert sous lequel les semis d’arbres vivotent. »
Les plans d’aménagement forestier de cette région dominée par la sapinière à bouleau blanc ont des objectifs écosystémiques bien définis. Ils visent notamment à atteindre une densité de 1600 conifères par hectare pour soutenir la récolte forestière, à atteindre une densité minimale de 50 bouleaux par hectare pour éviter l’acidification des sols, et à conserver les cerisiers de Pennsylvanie et les sorbiers d’Amérique, des arbres qui produisent des fruits recherchés par la faune.
«Dans les secteurs où l’intensité de broutement par l’orignal est intermédiaire ou élevée, aucun de ces objectifs n’est atteint. Pour le cerisier et le sorbier, les densités dans les zones accessibles aux orignaux étaient faibles par rapport à celles observées dans les parcelles clôturées, et ce, à toutes les intensités de broutement», résume le professeur Tremblay.
L’orignal serait-il devenu animal non grata dans son propre domaine? «Lorsque les effectifs de l’orignal dépassent ce qu’on trouve normalement dans les forêts naturelles, ses impacts sur la végétation peuvent interférer avec les objectifs d’aménagement écosystémique. Une diminution de sa population pourrait avoir des effets bénéfiques sur la forêt», avance le chercheur.
— Jean-Pierre Tremblay
Évidemment, les personnes dont le travail dépend de l’industrie de la chasse et celles qui vivent de l’exploitation de la forêt ne voient pas l’abondance de l’orignal du même œil. «Nos travaux peuvent éclairer le débat, mais au final, c’est un choix de société. Ce que notre étude rappelle est qu’on ne peut pas gérer l’orignal et la forêt en silos parce qu’ils s’influencent mutuellement.»
Cette étude a été réalisée dans le cadre des travaux de doctorat de Laurent De Vriendt. Les autres signataires de l’étude sont Martin Barrette, Sébastien Lavoie et Jean-Pierre Tremblay, de l’Université Laval, et Anders Kolstad, Katariina Vuorinen et James Speed, du Norwegian Institute for Nature Research.