
La droite radicale a pour objectif une réforme en profondeur de l’État et de la société. Quant aux groupes et partis politiques d’extrême droite, ils rejettent le système démocratique et appellent à renverser les structures en place.
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Le Québec vit une complexité sociale, identitaire, politique et sanitaire grandissante. Depuis une quinzaine d’années, la population a été traversée par plusieurs électrochocs tels que les débats sur les accommodements raisonnables, ceux entourant la Charte des valeurs, les arrivées massives de demandeurs d’asile à la frontière entre le Canada et les États-Unis, ainsi que la pandémie de COVID-19, pour ne nommer que ceux-là. Ces événements ont créé des schismes au sein de la société et alimenté une crise de confiance pour le fonctionnement démocratique, que ce soit à l’endroit des partis politiques, des médias ou des élites. À cela il faut ajouter les effets de l’accroissement des inégalités sociales et les incertitudes liées à la mondialisation.
«Ce contexte est un terreau fertile pour l’émergence de groupes et de mouvements de la droite radicale et de l’extrême droite, soutient le professeur Stéphane Leman-Langlois de l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval. On peut penser à La Meute, Atalante Québec, Pegida Québec et Storm Alliance. Leurs discours et représentations trouvent un écho croissant chez une population en quête de sens et de réponses.»
Le professeur Leman-Langlois ainsi que sa collègue du Département de science politique Aurélie Campana, de même que le professeur de l’École de criminologie de l’Université de Montréal Samuel Tanner, cosignent un chapitre sur la droite radicale et extrême au Québec dans l’ouvrage collectif Le Québec en mouvements, sous-titré Continuité et renouvellement des pratiques militantes. Le livre a été publié en novembre dernier aux Presses de l’Université de Montréal. Le texte des trois chercheurs est basé sur des données essentiellement qualitatives cumulées au cours de recherches qu’ils ont menées ces sept dernières années. Le portrait retrace l’évolution de cette mouvance selon ses différents courants, ses répertoires d’actions et son influence dans les débats publics.
En quelques mots, la droite radicale, ici comme à l’étranger, a pour objectif une réforme en profondeur de l’État et de la société. Très hétérogènes, ces groupes et partis politiques affirment vouloir transformer les règles du jeu politique de l’intérieur. La plupart défendent la démocratie, mais pas la démocratie libérale et ses valeurs. Quant aux groupes et partis politiques d’extrême droite, ils rejettent le système démocratique et appellent à renverser les structures en place, parfois par la violence. Ils se caractérisent par un penchant anti-démocratique, un style autoritaire et populiste, ainsi qu’un nationalisme d’exclusion.
«Aux États-Unis, l’extrême droite est un phénomène très complexe avec le trumpisme comme figure de proue, explique Stéphane Leman-Langlois. Au Canada, la dynamique est complètement différente, ainsi qu’en Europe où les électeurs peuvent voter pour des partis politiques d’extrême droite. Au Canada, l’extrême droite québécoise a beaucoup plus d’affinités que de différences avec celle d’ailleurs au pays. De part et d’autre, on défend des valeurs comme la race blanche et le christianisme, et on est contre l’immigration.»
Du nativisme au complotisme
Quatre lames de fond traversent les discours de la droite radicale et extrême au Québec: le nativisme, la victimisation de la «majorité silencieuse», le suprémacisme blanc et le complotisme.
Dans leurs argumentaires, ces groupes s’inspirent de la théorie du «grand remplacement» selon laquelle les migrants vont se substituer à la population née au pays et mettent en garde contre le danger que feraient peser l’arrivée et l’intégration d’immigrants sur la société québécoise et la préservation de son identité. Ainsi, en 2017 et 2018, plusieurs groupes ont manifesté contre l’afflux d’immigrants au poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, ou chemin Roxham. En août 2017, à Québec puis à Montréal, des banderoles d’Atalante Québec arborant le mot «Remigration» appelaient à la déportation des demandeurs du statut de réfugié, que le groupe désignait comme «illégaux».
Diverses théories du complot ont cours à l’intérieur de cette mouvance. Le premier ministre canadien est particulièrement visé en ce domaine, étant qualifié de marionnette ou de complice des juifs, des marxistes ou des mondialistes. Cette dimension anti-élites est devenue prépondérante depuis mars 2020, moment du premier confinement pour limiter la propagation de la COVID-19 au Québec. Les groupes se sont érigés en rempart de la société en dénonçant les mesures sanitaires telles que l’obligation vaccinale et le port du masque, le couvre-feu et le passeport vaccinal, qualifiant toutes ces mesures de pratiques totalitaires. De telles restrictions à leur liberté, ou bien le fait de se faire dicter leur mode de vie par les autorités, de nombreux citoyens n’étaient pas prêts à les accepter.
«La droite radicale et l’extrême droite québécoises ont obtenu beaucoup de succès en contestant l’existence du virus et des mesures sanitaires», rappelle le professeur Leman-Langlois.
Au cours de la période étudiée par les chercheurs, certains groupes comme La Meute, Pegida Québec ou Storm Alliance ont organisé plusieurs manifestations, notamment à Québec et à Montréal. D’autres comme la Bannière noire, Poste de veille ou Québec Stompers ont mis sur pied des conférences, distribué des tracts ou produit des publications. «Le dénominateur commun à l’intérieur de cette mouvance est la nécessité de conscientiser les citoyens au sujet d’une menace souvent fantasmée», écrivent les chercheurs dans leur étude.
Une parole absente de la place publique
Selon le professeur, plusieurs de ces groupes justifient leur discours extrême du fait que leur parole soit absente de l’arène politique. «Ils disent ne pas avoir d’espace sur la place publique, souligne-t-il. Ils perçoivent cela comme une interdiction d’exprimer certains points de vue. Cela dit, un virage s’est produit à ce chapitre avec la prise du pouvoir de la Coalition avenir Québec en 2018. La CAQ, avec son approche nationaliste, a réduit de beaucoup le pouvoir de séduction de la mouvance de la droite radicale et de l’extrême droite en attirant beaucoup de sympathisants tièdes.»
Le nombre de sympathisants et de militants est difficile à évaluer. «Sur le Net, indique le professeur, cette mouvance rejoint beaucoup de monde, sans doute des centaines de milliers de personnes. Certains se limitent à participer à des forums, d’autres s’engagent davantage. On commence en adoptant des idées, on échange, on est approché par un groupe et on s’engage. Ce peut être juste pour participer à des événements militants, mais à la limite de la légalité.»
Ce qui complique l’analyse est que de tels groupes ont tendance à disparaître après quelques années de fonctionnement. L’étude révèle que la droite radicale et l’extrême droite québécoises ont connu de multiples transformations depuis le milieu des années 2000. «Une chose frappe cependant: son degré de fragmentation, malgré des rapprochements ponctuels, et sa reconfiguration quasi permanente, écrivent les auteurs de l’étude. À quelques exceptions près, par exemple Atalante Québec, les groupes disparaissent quelques années après leur formation. Cette tendance tient en grande partie aux chicanes et rivalités internes qui caractérisent cette mouvance, et à son incapacité à émerger dans l’espace public comme une force de proposition audible.»
Des propagandistes et des bagarreurs
Les chercheurs ont identifié deux catégories d’activistes dans la mouvance de la droite radicale et extrême au Québec: les propagandistes et les bagarreurs. Les premiers sont de tous âges et diffusent leur message sur différentes tribunes, que ce soit dans les forums de réseaux sociaux, ou en personne durant des assemblées ou des manifestations. Nombre d’entre eux ont été poursuivis au civil pour des écarts de langage. Depuis 2019, plusieurs ont perdu leur plateforme numérique. Les bagarreurs, eux, participent activement aux manifestations, aux affichages et aux rondes d’intimidation sur la voie publique. Ils sont presque tous de la catégorie d’âge des 16 à 24 ans.
Dans leur étude, les chercheurs rappellent que les plateformes numériques ont offert une visibilité nouvelle à une mouvance qui était moribonde au Québec il y a une dizaine d’années. Sur ce plan, les propagandistes ont joué un rôle majeur. «Ils peuvent être envisagés comme des influenceurs qui donnent forme à l’opinion publique en insérant une forme de prêt-à-penser qui trouve une résonance auprès d’une proportion importante de la population, écrivent-ils. Ces micro-célébrités cherchent avant tout à développer une crédibilité alternative aux sources traditionnelles de légitimité, comme les autorités, les élites intellectuelles, ou encore les journalistes. La plupart du temps, ils adoptent un style populiste qui s’adresse au peuple en se fondant sur une critique sévère des élites et des autorités, dépeintes comme ineptes ou corrompues.»
Une très bonne illustration de ce phénomène est la page Facebook de La Meute. Le forum de discussion de cette page mise en ligne à l’automne 2015 comptabilisait plus de 60 000 abonnés quelques mois plus tard. Cet espace était propice au développement d’un discours populiste identitaire, anti-immigration, anti-multiculturaliste et anti-musulman. À cette époque, des événements tels que la fusillade au Parlement du Canada, l’annonce de l’accueil de quelque 25 000 réfugiés syriens, ainsi que des attentats islamistes comme ceux de Charlie Hebdo et du Bataclan à Paris, provoquaient peurs et colère dans la population.
Un déni profond de la réalité
Dans le dossier de la pandémie, les chercheurs avancent que des micro-célébrités ont fabriqué et diffusé des discours alternatifs fortement opposés aux mesures et appelant à la désobéissance civile. «En dépit des faits scientifiques, écrivent-ils, ces influenceurs ont participé à la construction d’une communauté d’esprits niant l’existence même du virus, accusant les gouvernements et l’élite internationale de fomenter une panique sociale, relayée par les médias, tout en condamnant les politiques mondialistes et l’ouverture des frontières facilitant la transmission du virus. Une bonne part de ce discours fraye avec le complotisme et plonge ses adhérents dans un déni profond face à la réalité de la situation. Nos vies confinées, menées à distance sur des plateformes numériques, ont pour beaucoup d’entre nous transformé notre fenêtre sur l’actualité et probablement accéléré ce phénomène.»
Selon Stéphane Leman-Langlois, une bonne proportion de la population qualifie le système démocratique de dysfonctionnel. «Le modèle démocratique n’était pas contesté dans l’espace culturel il y a dix ans, rappelle-t-il. Certains aujourd’hui présentent sans gêne leur dédain de ce modèle. Consulter le peuple, ça ne fonctionne pas. Il faut réformer complètement le système. Ce discours direct est de plus en plus populaire. Il est plus facile aujourd’hui d’exprimer ses idées en public. Une des portes d’entrée est la théorie du «grand remplacement». Des intellectuels, des politiciens vont la verbaliser. Cela mène à toutes sortes de saveurs plus ou moins extrêmes. Une autre porte d’entrée est la langue française qui serait menacée à Montréal.»
Selon les chercheurs, l’influence réelle de la droite radicale et de l’extrême droite québécoises est difficilement mesurable. «La popularité de certains de ces groupes peut se révéler artificielle: aimer une page Facebook ne signifie en rien participer aux activités du groupe par exemple, écrivent-ils. Le rôle qu’ils jouent dans l’augmentation des crimes haineux est également difficile à cerner. On peut cependant affirmer qu’ils contribuent, de par leurs propos et leurs actions, à nourrir un climat de défiance, voire un climat permissif pouvant donner lieu à des actes de violence.»