Il suffit d'observer une carte des producteurs et transformateurs d'insectes comestibles au Canada et aux États-Unis pour remarquer une forte concentration au Québec. Ces entreprises ont connu une croissance annuelle moyenne de 29% dans la Belle Province depuis 2015, rapporte un article paru dans le magazine scientifique Animal Frontiers. Grant Vandenberg, auteur principal et professeur à la Faculté des sciences de l'agriculture et de l'alimentation de l'Université Laval, souhaite voir cette industrie bouillonnante s'étendre à travers le pays.
«Il y a de plus en plus d'intérêt. Actuellement, on travaille à mettre en place un réseau pancanadien pour l'élevage des insectes comestibles, au même titre qu'un autre animal de bétail comme le porc, le poulet ou le bœuf. On veut faire exploser cette industrie ailleurs qu'au Québec», indique le professeur Vandenberg en entrevue. Il rappelle que l'Université Laval est le seul établissement d'enseignement supérieur en Amérique du Nord à avoir une Chaire de leadership en enseignement en production et transformation primaire d'insectes comestibles, dirigée par sa collègue Marie-Hélène Deschamps, coautrice de l'article.
«On est en avance dans ce domaine parce qu'on a des politiques et des règlements environnementaux beaucoup plus avant-gardistes que dans les autres provinces canadiennes, un peu comme en Europe», explique-t-il, en citant aussi la Californie parmi les États précurseurs.
Comme tout secteur en émergence, il y a de l'instabilité, dit-il en évoquant les nombreuses ouvertures et fermetures d'entreprises ces dernières années. Il compare la situation au milieu informatique à ses débuts, alors qu'il y avait «beaucoup de rêveurs avec de bonnes idées et de bonnes intentions, mais qui sont restés dans leurs sous-sols».
Première étape pour aider le milieu à se développer: dresser autant que possible un portrait de la situation. «C'est important d'avoir des données pour que les producteurs et les chercheurs aient du poids devant le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) et Agriculture Canada. Il faut être stratégique dans les investissements, notamment en recherche et développement», plaide le professeur Vandenberg.
Pour y arriver, les coauteurs ont évalué le marché au Canada et aux États-Unis en consultant le registre de la Table filière d'insectes comestibles du Québec, dirigée par Marie-Hélène Deschamps, Natural Product Canada et les membres de la North American Coalition for Insect Agriculture.
Travailler à lever les obstacles
En plus d'avoir montré la position de tête du Québec dans le domaine, cette mise à jour a révélé les défis auxquels les producteurs et transformateurs d'insectes comestibles sont confrontés. D'abord, les volumes de production de ce type de protéines sont trop faibles pour les besoins dans l'alimentation des animaux d'élevage. «Le nerf de la guerre, dit le professeur Vandenberg, est d'augmenter l'échelle de production pour réduire les coûts et atteindre la profitabilité.»
Un autre enjeu est la réglementation. «Introduire un nouvel ingrédient dans l'alimentation humaine est beaucoup plus facile que dans l'alimentation animale, parce que les humains ont le choix d'en manger ou non, mais pas le bétail. Il faut alors analyser tout le processus de biotransformation», indique l'auteur principal. Qui plus est, les insectes d'une même espèce peuvent être différents d'un producteur à l'autre et le processus d'accréditation à l'Agence canadienne d'inspection des aliments est long et coûteux, ajoute-t-il.
Ce que mangent les insectes eux-mêmes est aussi très contrôlé et limité. Grant Vandenberg donne l'exemple des larves de mouches soldats noires destinées à nourrir le bétail. Selon la loi, elles peuvent ingérer seulement des déchets organiques de végétaux, de céréales ou de produits laitiers de préconsommation, soit provenant des épiceries ou des compagnies de biotransformation, mais aucune viande.
Pourtant, les larves adorent les carcasses en putréfaction, dit-il. Sa collègue Marie-Hélène Deschamps mène un projet pour nourrir les larves avec des œufs et des oiseaux non conformes des couvoirs de poulets. «C'est notre travail comme scientifiques de faire la démonstration qu'on contrôle la salubrité des déchets ingérés par les larves et qu'il n'y a pas de pathogènes qui entrent dans la chaîne alimentaire du bétail», insiste le professeur.
Il soulève un autre obstacle. Maintenant que les déchets organiques ont une valeur marchande, les producteurs d'insectes doivent compétitionner avec les usines de biométhanisation qui drainent énormément de matières. «Là encore, on a des projets de recherche pour nourrir les larves avec les digestats qui restent à la fin du processus de biométhanisation.»
Les chercheurs tentent aussi de trouver des pistes de valorisation des déjections d'insectes, appelées frass en anglais. «Pour 100 tonnes de déchets organiques, 30 tonnes sont converties en larves et 70 tonnes en frass», illustre Grant Vandenberg. Utilisé comme amendement de sol, ce fumier aurait des facteurs antifongiques contre les micropathogènes et pourrait même renforcer le système immunitaire des plantes, selon des travaux du Département de phytologie de l'Université Laval.
Croquettes pour pitous et minous
L'article dans Animal Frontiers relève que l'un des gros marchés pour les insectes comestibles actuellement est celui de la nourriture pour chats et chiens. «Les consommateurs voient l'impact écologique de leurs animaux de compagnie et ils cherchent des alternatives pour avoir une meilleure conscience écologique», observe le professeur, en citant la compagnie montréalaise Wilder Harrier qui offre pour pitous et minous de la nourriture fabriquée à partir de grillons et de mouches soldats noires.
D'autres usages des insectes ont été mis en lumière, comme les intégrer à des produits pharmaceutiques ou cosmétiques. La larve est composée à environ 40% d'huile à haute teneur en gras saturé, ce qui n'est pas toujours intéressant pour l'alimentation animale, explique l'auteur principal. «Il y a des compagnies de cosmétiques qui exploitent cette huile naturelle, qui a apparemment des propriétés intéressantes. Pourquoi pas, plutôt que d'utiliser des produits à base d'hydrocarbures?»
Le domaine des insectes comestibles connaît un engouement. Il ne se passe pas une semaine sans que Grant Vandenberg ne reçoive des demandes d'étudiants de cycles supérieurs, d'ici et de l'international, pour participer à ses recherches. Ils viennent de partout, souligne-t-il, de la ville, de la campagne; ils s'intéressent à ce qu'ils mangent et veulent trouver des moyens de produire mieux.
«On est sur la bonne piste, le Québec est bien positionné», martèle le professeur, tout juste rentré de Rome, où avait lieu un colloque de l'Organisation des Nations Unies pour l'agriculture et l'alimentation sur l'état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde.
Outre les professeurs Vandenberg et Deschamps de l'Université Laval, les signataires de l'article dans Animal Frontiers sont Jennifer Larouche de Ribozome, Barbara Campbell de Natural Products Canada, Louise Hénault-Ethier de l'Institut national de la recherche scientifique, Ian J. Banks d'Enviroflight, Jeffery K. Tomberlin de la Texas A&M University et Cheryl Preyer du Center for Environmental Sustainability Through Insect Farming.