C’est le branle-bas dans le port de Québec. Aujourd’hui, le samedi 8 juillet, le brise-glace de recherche NGCC Amundsen, après d’intenses préparatifs suivis d’essais en mer, a levé l’ancre et pris le large à destination de l’océan Arctique. À son bord, une quarantaine de scientifiques mèneront des projets de recherche pendant une durée de 28 jours. Ensuite, ils descendront à terre, tout comme le personnel navigant, pour être conduits dans une communauté inuite avant d’être ramenés à Québec par avion. Pendant ce temps, un nouveau groupe de scientifiques et de personnel navigant, quelque 80 personnes au total, prendront place à bord du navire pour un autre segment de 28 jours. Trois changements complets se produiront ainsi durant ce voyage, qui durera 111 jours en mer.
La journée précédant le départ, une cérémonie spéciale soulignant les 20 années d’existence du projet de brise-glace de recherche NGCC Amundsen s’est tenue dans le port de Québec.
Pour rappel, le mandat scientifique du brise-glace de recherche NGCC Amundsen, un navire de près de 100 mètres de long, est géré par l’OBNL Amundsen Science. Douze universités ainsi que deux collèges arctiques font partie de ce consortium. La base d’usagers, quant à elle, comprend plus de 125 organisations et établissements de recherche de partout au Canada et de l’international. Le consortium est principalement financé par une subvention octroyée par la Fondation canadienne pour l’innovation par l'entremise de l’Université Laval. Grâce à ce financement, Amundsen Science gère et entretient le parc d’équipements scientifiques du navire, coordonne les expéditions scientifiques en collaboration avec la garde côtière canadienne et fournit le soutien technique aux usagers du programme scientifique.
«Il faut comprendre que le NGCC Amundsen est un brise-glace de la Garde côtière canadienne, explique le directeur exécutif d’Amundsen Science, Alexandre Forest. Au cours du mois de juin, il a fallu le réarmer en mode “science”. Durant les préparatifs, le navire et le quai avaient l’air d’une ruche. Tous les équipements scientifiques majeurs ont été montés à bord, que ce soient le véhicule sous-marin téléguidé, le véhicule sous-marin autonome, les carottiers, les filets, la sonde CTD Rosette, les échantillonneurs de plancton... Les différentes équipes scientifiques qui participent à la mission sont composées de chercheuses et chercheurs universitaires, d’étudiantes et d’étudiants du Canada et de l’international. Dans les dernières semaines, ces équipes ont acheminé, par voie terrestre, par voie aérienne ou par navire, leur matériel de recherche. Au-delà de 100 tonnes d’équipements scientifiques ont été chargées à bord. À toutes fins pratiques, on a transformé le brise-glace en un pavillon des sciences et de génie, version 2.0.»
Le processus d’embarquement comprenait aussi les vivres. Des congélateurs ont été remplis de viande, de légumes et autres aliments.
Avant le départ, des essais en mer se sont déroulés sur le fleuve Saint-Laurent et sur la rivière Saguenay. On a testé les équipements. On a aussi formé l’équipage à leur fonctionnement. On s’est également assuré du bon fonctionnement du réseau informatique et de l’interfaçage entre toutes sortes d’instruments. «Ce n’est pas simple, dit-il. C’est comme un gros labo géant!»
Sur sa route, le navire n’accostera qu’à un seul endroit, à Saint-Jean, Terre-Neuve, une escale de quatre jours. «Son accostage suivant sera à Québec, à la fin de son périple, souligne le directeur exécutif. Dans le Grand Nord, il n’y a pas de port en eau profonde.»
Un des grands acteurs de la recherche arctique
Au fil des jours, les chercheurs mèneront neuf principaux programmes de recherche auxquels se grefferont plusieurs projets plus modestes. Les scientifiques étudieront les zones vulnérables le long de la côte du Labrador ainsi que la présence de contaminants et de microplastiques dans la mer du Labrador. D’autres recherches porteront sur la compréhension des systèmes interconnectés atmosphère-glace-océan et sur les conséquences des changements climatiques. Des opérations de cartographie sont prévues ainsi que l’observation de certaines communautés fauniques de l’océan. Un effort particulier sera fait concernant la géologie du fond marin de la mer du Labrador, de la baie de Baffin, du détroit de Nares et du bassin de Foxe.
Selon Alexandre Forest, les recherches scientifiques menées à bord du NGCC Amundsen ont permis de remettre le Canada sur la carte de la recherche arctique, en particulier de la recherche océanographique. «Le navire a permis au pays d’intégrer la ligue des grands joueurs en ce domaine, affirme-t-il. Il a été l’hôte de plusieurs grands programmes de recherche internationaux. Des étudiants étrangers se sont mêlés à des étudiants canadiens et avec des collaborateurs du Nord pour mieux comprendre comment fonctionne notre écosystème côtier, notre écosystème marin et la circulation atmosphérique. On a produit une nouvelle génération d’experts canadiens qui comprennent le Nord. Je pense que les 20 ans d’expéditions scientifiques du brise-glace de recherche NGCC Amundsen sont le plus grand coup de l’histoire en recherche par le Canada.»
Des statistiques éloquentes viennent appuyer ses dires. Depuis le début des expéditions, le brise-glace a accueilli 534 étudiants à la maîtrise et au doctorat ainsi que des stagiaires postdoctoraux ayant effectué, au fil des expéditions, un total de 1204 présences à bord. Cent-trente-neuf chercheurs et professeurs ont fait un total de 424 séjours en mer. Le pourcentage de participants de l’Université Laval, professeurs comme étudiants, s’élève à près de 20%. Chaque année, les participants qui proviennent d’autres pays représentent entre 20 et 25% de l’équipe scientifique. En 20 ans, le nombre total d’heures passées en mer par les chercheurs s’élève à 2 077 652. Enfin, 1330 articles scientifiques liés au NGCC Amundsen ont été publiés.
«Nous sommes vraiment une machine scientifique incroyable, soutient le directeur exécutif. Les résultats de recherches faites sur le NGCC Amundsen sont parmi les plus cités dans les évaluations environnementales qui guident les nouvelles politiques publiques pour l’Arctique. Dans les publications du GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, les articles scientifiques du NGCC Amundsen sont cités comme démonstrateurs des changements climatiques.»
Un grand coup de cœur
«Je n’avais jamais pensé travailler un jour dans l’Arctique. Je me voyais davantage faire de l’océanographie sur le Saint-Laurent. Pendant mon doctorat, j’ai navigué sur des navires japonais et néo-zélandais. Plus tard, l’Arctique s’est ouvert à moi. Cela a été un grand coup de cœur. Pour moi, l’expérience NGCC Amundsen est celle d’une grande famille, une fratrie. C’est un privilège extrême d’être là et faire de la recherche, de voir les changements rapides de l’écosystème, l’érosion des zones côtières, le retrait des glaciers. Nous ne sommes plus dans la théorie.»
À l’Université Laval, Martine Lizotte est coordonnatrice de la formation et de la mobilisation des connaissances chez ArcticNet, un réseau de centres d’excellence du Canada dont le mandat est d’étudier la santé humaine ainsi que les sciences naturelles et sociales dans l’Arctique. Elle a été longtemps professionnelle de recherche à l’Université Laval auprès de chercheurs en océanographie. Cette océanographe spécialisée en biogéochimie a fait une dizaine d’expéditions sur le NGCC Amundsen. Son travail à bord du navire s’est traduit par quelques dizaines de publications scientifiques comme auteure ou coauteure.
«Comme océanographe, dit-elle, il n’y a pas un moment où je me sens plus vivante que lorsque je suis sur un navire. C’est à ce moment-là où tous nos efforts vont enfin se concrétiser, où l’on peut récolter des échantillons, faire des observations ou des découvertes et, potentiellement, alimenter le développement des connaissances.»
Selon elle, un scientifique doit être prêt à faire face aux imprévus inhérents à la recherche à bord d’un navire dans une région comme l’Arctique. «Il y a les aléas de la météo, explique-t-elle. Il y a aussi les bris d’équipement. Les pièces de rechange en double font toujours partie de notre arsenal. À bord du NGCC Amundsen, le personnel navigant est très qualifié. Il dispose d’outils pour usiner certaines pièces simples. Il faut parfois faire preuve de débrouillardise, d’imagination, d’adaptabilité. Il faut rester souple et avoir des plans B, C et D.»
Une expédition scientifique en mer est à la fois très particulière et très intense. «C’est une expérience ultra sensorielle, affirme-t-elle. On est sur un navire de 6000 tonnes qui est potentiellement soumis au roulis et au tangage lorsque nous sommes en eau libre. Souvent, lorsqu’on traverse la mer du Labrador, ça peut brasser.»
Une fois dans l’océan Arctique, tout un spectacle attend les occupants du brise-glace. Il est à la fois visuel, sonore, mais aussi très physique. «On ressent physiquement les contrecoups de la glace sur la coque, raconte-t-elle. On sent des odeurs de carburant mêlées à celles de la cuisine. On sent aussi l’air du large. L’été, la lumière du soleil est omniprésente.»
La nature, spectaculaire, est rehaussée par la présence d’ours, de bœufs musqués, de baleines. La chercheuse insiste sur les fjords majestueux, en particulier ceux qui entourent l’île d’Ellesmere et la terre de Baffin.
Pas deux journées pareilles
Il n’y a pas deux journées pareilles à bord de ce navire en activité 24 heures sur 24 pour maximiser le temps à bord. «C’est ce qui fait la beauté de ces expéditions, dit-elle. C’est l’aventure, la découverte.»
Les chercheurs ne s’ennuient pas sur le NGCC Amundsen. «Nous sommes très occupés, ajoute-t-elle. On peut perdre la notion du temps parce qu’il est possible de travailler jour et nuit.»
«Si je veux prélever de l’eau de mer pour faire des analyses en continu, j’ai la possibilité d’en récolter à tout moment à partir d’une entrée d’eau qui se trouve au niveau de la coque, même si le navire est en mouvement, explique Martine Lizotte. Pour comprendre la dynamique des glaces, les chercheurs ont accès aux cartes de glace de la timonerie faites à partir de données satellitaires reçues de façon ponctuelle.»
Le dimanche soir, toute l’équipe scientifique se réunit à l’occasion d’un souper spécial. «Les chercheurs remplacent leurs habits de laboratoire ou leurs vêtements de travail extérieur par une tenue plus civile, indique-t-elle. Cette activité est typique du NGCC Amundsen. On casse la croûte ensemble avec un petit verre de vin. C’est un moment de socialisation qui permet de connaître ce que font les autres à bord, de découvrir les affinités potentielles pour de la recherche collaborative.»
Mener des projets de recherche à bord du brise-glace, c’est travailler dans un milieu de grand partage de connaissances entre différentes disciplines scientifiques. «En océanographie, poursuit-elle, on ne peut pas travailler en silo parce que tout est interconnecté dans l’écosystème. Il faut comprendre la physique pour comprendre la chimie pour comprendre la biologie.»
Le mentorat est bien présent. Il permet aux étudiants d’apprendre les bases, d’acquérir de l’expérience, ce qui les rendra plus autonomes pour les expéditions suivantes.
«Les scientifiques, souligne-t-elle, ont la chance d’être entourés de membres de la Garde côtière canadienne, qui connaissent super bien le navire et qui aident à chacune des étapes. Ils déploient toutes sortes de gros instruments et les font fonctionner. En retour, nous leur apportons quelque chose au niveau d’une meilleure connaissance du territoire arctique. Nous les poussons à explorer des zones qui ne sont pas nécessairement sur les trajets. Beaucoup des eaux arctiques seraient demeurées inconnues ou inexplorées si les scientifiques à bord n’avaient pas poussé pour aller explorer ces endroits-là, sonder et cartographier les fonds marins.»
Et les chercheurs internationaux à bord? «De pouvoir accueillir des chercheurs internationaux et collaborer avec eux amène des expertises différentes complémentaires à celles des chercheurs canadiens, répond Martine Lizotte. C’est une opportunité formidable pour développer des liens et des collaborations.»
Avant le NGCC Amundsen
Le 13 septembre 2003, le NGCC Amundsen quittait le port de Québec pour sa toute première expédition dans l’Arctique. Le chef de mission était un jeune océanographe du nom de Martin Fortier.
«J’ai été fortement impliqué dès les tout débuts, et même avant, dans le projet de brise-glace de recherche, avec la petite équipe du professeur Louis Fortier, du Département de biologie de l’Université Laval», explique celui qui est aujourd’hui vice-recteur adjoint à l’internationalisation et à la valorisation de la recherche, de la création et de l’innovation dans cette même université.
Dans le passé, les océanographes de l’Université Laval menaient la recherche arctique à partir de la banquise côtière. Ils se sont surtout fait connaître en établissant des camps de glace sur lieu fixe. «Avant le NGCC Amundsen, aucun brise-glace n’était dédié à la recherche scientifique au Canada, poursuit-il. J’ai moi-même échantillonné à partir de la banquise pour mon doctorat. Dans l’Arctique, la mer gèle en hiver et forme une couche d’environ deux mètres d’épaisseur. On peut s’y déplacer avec nos équipements et échantillonner la mer à travers cette glace.»
Entre 1997 et 2001, l’Université Laval, en collaboration avec plusieurs autres universités, a mené, sous la direction de Louis Fortier, un grand projet scientifique dans l’Arctique. «Avec une subvention de 5 millions de dollars versée par le CRSNG, nous avons lancé un programme de recherche international, indique le vice-recteur adjoint. Ce programme visait à étudier une zone située entre l’île d’Ellesmere et le Groenland. Une des plus productives de l’Arctique, cette zone reste libre de glace toute l’année. Pour cela, nous avons utilisé les brise-glaces NGCC Louis S. St-Laurent en 1997 et NGCC Pierre Radisson en 1998 et 1999. Nous avons fait beaucoup de modifications sur ce dernier pour le transformer en navire de recherche. Nous avons réalisé un excellent programme de recherche à son bord, mais cela nous a fait réaliser les manques importants par rapport à un vrai navire de recherche océanographique muni de laboratoires et d’équipements océanographiques modernes.»
Un brise-glace en hivernage dans la banquise
Forts de ce succès, les chercheurs décident de présenter au CRSNG un ambitieux projet international de quelque 10 millions de dollars sur trois ans. Le Conseil accepte. L’objectif du projet CASES était d’amener un brise-glace de recherche à la fin de l’automne dans la mer de Beaufort et de lui faire faire un hivernage, le navire servant de base d’où mener des recherches sur l’océan Arctique en changement.
«La Garde côtière canadienne ne pouvait pas libérer de navire pour notre projet, raconte Martin Fortier. Or, elle avait récemment désaffecté le brise-glace NGCC Sir John Franklin qui n’était plus dans les plans. Alors nommé coque 2000-20, il devait être envoyé à la casse, vendu pour l’acier.»
Il rappelle que la partie n’était pas gagnée d’avance. «Il a été difficile d’obtenir ce vieux brise-glace, dit-il. Il y avait beaucoup de réticences. La bureaucratie était lourde. On nous répondait que c’était impossible d’en faire la mise à niveau et d’en faire un navire de recherche qui, en plus, serait géré à mi-temps par des universitaires. C’était du jamais-vu pour un navire de la Garde côtière.»
Le projet s’est finalement mis en marche. Louis Fortier et ses collaborateurs ont reçu une aide précieuse de la part de la Garde côtière de la région du Québec, notamment lorsqu’il s’est agi de faire touer le navire jusqu’à Québec par un autre brise-glace de la région. Entretemps, sous le leadership du professeur Fortier, la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) accordait 27 millions de dollars pour rénover, mobiliser et mettre à niveau, pour la science, le vieux navire.
Au début, la petite équipe avait dessiné sommairement les plans de ce que devrait être le navire. «Le résultat final ressemble pas mal à ce que nous avions imaginé, explique le vice-recteur adjoint. Tous les espaces disponibles ont été maximisés pour en faire des laboratoires. Le gymnase, les vestiaires, certains espaces sociaux ont été enlevés. Tous les membres de l’équipage sont aujourd’hui en double cabine, ce qui n’est pas le cas sur d’autres navires. Cela dit, nous n’avons jamais eu de difficulté à trouver du personnel qui vienne sur le NGCC Amundsen pour la science, la camaraderie, l’expédition.»
Après réception de la subvention de la FCI, le navire est parti en cale sèche en 2002 aux chantiers navals Les Méchins. «Il est revenu complètement modifié, peinturé, avec ses équipements, comme neuf, poursuit-il. Conduit à Québec, en août 2003, il partait, quelques semaines plus tard, pour l’Arctique. On quittait pour un an.»
Le vice-recteur adjoint souligne l’excellente collaboration reçue de la Garde côtière canadienne à Québec. «Ils nous ont aidés énormément, dit-il. Ce fut un épisode de collaboration exceptionnelle entre le consortium universitaire mené par Louis Fortier et la Garde côtière. Des gens ont travaillé de façon passionnée jour et nuit. Ils avaient ce projet à cœur. Cette camaraderie est toujours restée entre la Garde côtière et les universitaires. Notre projet de brise-glace de recherche océanographique a fait ses preuves. Après 20 ans, on peut le voir. Il est le seul comme ça au Canada et il est assez unique au monde.»
Au fil des ans, Martin Fortier est monté à huit reprises à bord du NGCC Amundsen. Par la suite, il est devenu directeur d’ArcticNet et de Sentinelle Nord, deux gros utilisateurs du brise-glace.
Pour en savoir plus:
Amundsen Science fera des publications sur Facebook et Instagram pendant l’expédition. Les personnes intéressées peuvent aussi suivre en ligne le parcours du navire.
En 2021, le journaliste d’ULaval nouvelles Matthieu Dessureault a réalisé un reportage vidéo sur les essais en mer de l’Amundsen.