Ce que peuvent dire ou ne pas dire les professeurs en classe. Jusqu'où peuvent aller les humoristes dans leur moquerie? Décrire des rapports sexuels entre adulte et enfant dans un roman d'horreur relève-t-il de la pornographie juvénile? Les débats autour de la liberté d'expression font la manchette et prennent de multiples visages. Une nouvelle chaire de recherche collective France-Québec, appelée COLIBEX, se penche sur ces questions épineuses.
«La ligne de partage est très mince entre une parole discutable ou déplacée et une parole foncièrement criminelle», indique Pierre Rainville, qui s'emploie à trouver des critères de distinction depuis une vingtaine d'années. Le professeur de droit à l'Université Laval est l'un des huit cotitulaires de la Chaire, quatre étant du Québec et quatre de la France. En région parisienne ces jours-ci, il participait au double lancement scientifique et public de COLIBEX, les 30 et 31 mai, notamment à titre de conférencier au colloque sur les mots interdits et tabous.
«La genèse de la Chaire est l'assassinat, il y a trois ans en France, de Samuel Paty, un enseignant qui, tout en ayant pris des précautions et invité ses étudiants à ne pas regarder s'ils ne le souhaitaient pas, avait montré quelques caricatures de Mahomet dans un cours sur la liberté d'expression. On connaît le sort funeste qui lui a été réservé. Dans la foulée de cet événement, les premiers ministres français et québécois ont souhaité créer une structure de recherche, alliant les deux pays, consacrée aux enjeux contemporains en matière de liberté d'expression», a expliqué le professeur Rainville à ULaval nouvelles avant son voyage outre-mer.
Les Fonds de recherche du Québec et le Centre national de recherche scientifique français ont accordé chacun 2M$ sur cinq ans pour soutenir cette chaire, qui compte quatre axes de recherche.
Démocratie et droits fondamentaux de la personne
Pierre Rainville est le responsable québécois de l'axe «Liberté d'expression, démocratie et droits humains fondamentaux: quelle régulation?» «Je m'intéresse aux difficultés que connaît le droit lorsque vient le temps d'encadrer la liberté d'expression», résume-t-il.
L'affaire entre Mike Ward et Jérémy Gabriel en est un exemple. Dans son numéro, l'humoriste québécois qualifiait «le petit Jérémy» de «laitte» et de jeune avec un «subwoofer» sur la tête. Il blaguait aussi sur le fait qu'il avait essayé de le «noyer», mais qu'il n'était «pas tuable». En 2021, la Cour suprême a conclu que l'humoriste s'était moqué du jeune chanteur parce qu'il était une personnalité publique et non en raison de son handicap (il est atteint du syndrome de Treacher-Collins). Jérémy Gabriel n'a donc pas été discriminé en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
«Le jugement majoritaire s'est inspiré de mes textes pour dire que le simple fait d'offenser autrui n'est pas une raison suffisante pour venir contrer la liberté d'expression. Personne n'a le droit de ne pas être offensé dans une démocratie», souligne le professeur Rainville, auteur du livre Les humeurs du droit pénal au sujet de l'humour et du rire.
Dans le cadre de ses travaux pour la Chaire, il compte aussi fouiller la notion «d'infraction préventive». Comme le cas d'Yvan Godbout qui décrit, dans son roman d'horreur Hansel et Gretel, des rapports sexuels entre une enfant et un adulte. La Cour supérieure du Québec a acquitté l'auteur d'avoir produit de la pornographie juvénile, tout en invalidant des articles du Code criminel jugés contraires à la liberté d'expression. «Ce sont des infractions préventives: on veut empêcher un mal ultérieur, alors on sévit à la source; mais parfois, on sévit d'une manière démesurée», plaide le professeur Rainville.
Ces cas complexes demandent l'éclairage de plusieurs disciplines. Les cotitulaires de la Chaire sont experts en droit, en communication, en sciences des religions et en littérature. Le volet québécois compte aussi un réseau de 70 collaborateurs et cochercheurs, provenant de différents champs d'études comme la sociologie, la linguistique et la philosophie. Cinq parmi eux proviennent de l'Université Laval.
Enseignants: devoir de compétence, risque d'autocensure
La Chaire a aussi un axe de recherche sur l'éducation, «savoirs, science et liberté d'expression», porté du côté québécois par l'Université du Québec à Montréal. «Quelles sont les limites envisageables aux propos des enseignants? Quelles sanctions peuvent être prises par l'employeur? Quelle est la sphère de liberté de parole des enseignants? Il y a un devoir de compétence, mais aussi il y a le risque de l'autocensure», soulève Pierre Rainville.
L'équipe se penchera également sur la désinformation massive ou ce que les chercheurs appellent le «similitantisme», soit la création de milliers de faux comptes avec des identités factices pour essayer d'influencer par un effet de masse tantôt un décideur politique, tantôt un décideur économique, explique le professeur Rainville.
Un autre axe porte sur la censure et la création, alors que l'Université du Québec à Trois-Rivières s'intéressera à l'autorégulation des milieux culturels et aux lois du marché, à savoir comment les organismes subventionnaires en matière culturelle pourraient être susceptibles d'infléchir le discours, illustre Pierre Rainville. Quant à l'axe de la liberté d'expression sous l'angle des croyances religieuses et des identités, il relève de l'Université de Montréal.
Colloques, publication d'articles scientifiques et création de bourses pour les étudiants sont également au programme de la Chaire. Une école d'été internationale en linguistique légale aura lieu à l'Université du Québec à Trois-Rivières fin août, début septembre. Pierre Rainville et son collègue Patrick Taillon, aussi professeur à la Faculté de droit, seront conférenciers.
L'Université Laval met l'épaule à la roue et «a affecté des montants conséquents, notamment 30 000$ pour bonifier le volet liberté d'expression au sein de la Bibliothèque», souligne le professeur Rainville.
Échange avec la communauté
Il ajoute que toutes les idées brassées ne resteront pas dans l'enceinte universitaire. «Il va y avoir un volet échange avec la communauté. Il est très important qu'on démystifie ce qu'est la liberté d'expression. Elle fait partie du langage courant, mais elle est malmenée. Certains lui prêtent des vertus qu'elle n'a pas, d'autres ne comprennent pas le caractère fondamental de certains droits constitutionnels, donc il y a tout un travail d'enseignement, de démystification, mais aussi d'écoute de notre part», estime Pierre Rainville, qui a donné une conférence sur la liberté d'expression devant des sénateurs français et des députés québécois, récemment, à l'Assemblée nationale.