Maya A. Yampolsky s'identifie comme une personne non binaire, mais elle utilise principalement le pronom elle et permet qu'il soit employé pour cet article.
Le sujet est tabou. La professeure de psychologie Maya A. Yampolsky parle d'«une douleur invisible dans la société». Elle-même l'a vécu et a entendu des amis en témoigner. Le racisme intime, soit celui qui s'immisce sournoisement dans un couple interculturel, est un phénomène méconnu que la chercheuse a voulu mettre en lumière.
Il y a deux ans, elle publiait une étude sur les effets de la marginalisation des couples interculturels, qui forment plus de 5% des unions au Canada. Cette fois-ci, elle creuse plus en profondeur, au sein même des relations de couple dont l'un des partenaires appartient à une minorité racisée. «Dans l'intimité, beaucoup de choses peuvent se passer. On s'aime, mais ça ne nous met pas à l'abri de blesser l'autre», souligne la professeure Yampolsky.
Des exemples? Se faire dire par notre partenaire que notre pratique culturelle de manger assis par terre, avec les doigts et dans le même plat, est dépassée et rappelle les hommes des cavernes. Ou encore se faire «complimenter» d'avoir les yeux plus grands que la moyenne des Asiatiques.
«Au début, l'intention de cette étude était de tâter le terrain, d'entendre le plus d'histoires possible», indique la chercheuse, qui ne savait pas à quoi s'attendre alors qu'il n'existait que des traces du phénomène dans la documentation scientifique. «C'est tabou, dit-elle, parce que c'est un peu comme laver notre linge sale en public.»
Pour explorer la nature du racisme intime, elle et son équipe ont analysé les réponses anonymes de 92 participants de l'Université de York, à Toronto, aux questions ouvertes d'un sondage en ligne. Ces personnes racisées vivaient ou avaient vécu en couple avec une personne blanche ou racisée. Plus de 50 manifestations différentes de racisme ont émergé des résultats, publiés fin septembre dans le Journal of Social Issues. «On a eu beaucoup plus de réponses que prévu et différentes sortes d'expériences. C'est déprimant et, en même temps, super intéressant.»
Elle souligne qu'on peut s'étonner de ces résultats dans une ville très multiculturelle comme Toronto et aussi auprès de participants dont la moyenne d'âge est de 21,14 ans. «On pense que le racisme, il n'y en a pas chez les jeunes. Mais non, tout le monde est concerné. Si ça se manifeste dans le couple, ce n'est pas aléatoire; c'est un symptôme de ce qui existe déjà dans la société.»
Différentes manifestations
Le racisme est aussi complexe et prend plusieurs formes. Les différentes manifestations soulevées dans l'étude ont été organisées en huit catégories.
Le racisme explicite (des conjoints ou conjointes qui utilisent le «mot en n»)
Les microagressions, plus subtiles, qui surviennent au quotidien par des paroles ou du langage non verbal; ce sont les plus fréquentes dans les réponses de l'enquête. Elles-mêmes sont sous-divisées:
– Les microinsultes («Je n'aurais jamais pensé que tu étais Trinidadienne, tu es si sophistiquée et intelligente.»)
– Les microinvalidations («Tu es une femme blanche, cesse de prétendre que tu es Antillaise.»)
Les stéréotypes positifs (les Latinas dansent bien, les Asiatiques performent à l'école)
La fétichisation raciale (comme présumer de la taille du sexe chez les hommes de certains groupes, croire que toutes les femmes indiennes connaissent le Kāmasūtra ou ce témoignage d'une participante: «Je sentais qu'on s'attendait à ce que je réponde au stéréotype de ce que devrait être une femme asiatique, c'est-à-dire calme, soumise, “kawaii”, avec des muscles vaginaux serrés…»)
La violence conjugale (violence physique et psychologique)
L'attitude défensive (se défendre d'être raciste parce qu'on sort avec une personne racisée ou faire un commentaire sur un groupe racisé, mais spécifier à notre partenaire qu'il ou elle est une exception dans ce groupe)
Les autres microagressions
Des exemples de racisme intime, Maya A. Yampolsky en énumère tout au long de l'entrevue. «Dans le confort de notre foyer, sous prétexte qu'on est ensemble et qu'on s'aime, on se permet des choses, on se pense au-dessus de tout, plutôt que de respecter et d'honorer notre partenaire», constate la chercheuse.
Elle insiste sur le danger des stéréotypes liés à la sexualité, alors que certaines personnes sont tentées d'expérimenter des partenaires de telle ou telle culture. «Ça propage de fausses idées par rapport aux groupes minoritaires, c'est réducteur et déshumanisant. Sexuellement, il y a autant de diversité individuelle à l'intérieur de chaque groupe.»
Beaucoup de détresse
Les conséquences du racisme dans le couple sont nombreuses: tristesse, déception, sentiment de trahison, sentiment d'être jugé, incompris ou invisible, bris de confiance, anxiété, détresse, rupture… Autant de répercussions qui s'expliquent par le fait que, souvent, il n'y a pas eu réparation, indique la professeure Yampolsky. «Peu de partenaires ont réalisé avoir mal agi et manifesté un désir de s'améliorer, de mieux comprendre.»
Plusieurs participants ont attribué ces situations à de l'ignorance et souligné la complexité du racisme intime. «Il faut reconnaître que nous avons tous des stéréotypes, des préjugés. Si on n'est pas activement en train de réfléchir et de déconstruire le racisme véhiculé dans la société, on va être plus vulnérable et on risque de dire des choses inappropriées.»
Nommer pour prévenir
C'est pourquoi la recherche sur le sujet est importante, selon elle, pour que les gens sachent que ça existe. «On ne peut pas arrêter quelque chose si on ne le nomme pas, si on l'ignore.»
En plus d'éduquer la population, il faut éduquer les ressources cliniques. «Il y a aussi des stéréotypes dans les relations thérapeutiques. Ces intervenants doivent être équipés pour reconnaître leur propre positionnement et le racisme en général, comment il peut se manifester, notamment en contexte d'intimité.»
Maya A. Yampolsky veut «commencer le processus de réparation et de guérison», tout en étant consciente que ça prendra du temps et davantage de recherche. La professeure a franchi une nouvelle étape, soit de créer des groupes de discussion. Les résultats sont encore en analyse.
«On va encore plus en profondeur. Quand une personne partage son expérience, on voit les autres réagir: “Ah! Je n'avais pas pensé à ça, mais ça m'est aussi arrivé!” Ça m'encourage à continuer. C'est difficile de parler de ces choses-là, mais au moins, on reconnaît qu'on n'est pas seul, qu'on ne mérite pas ça, que ça fait partie d'une problématique sociale qu'il faut gérer afin de prévenir sa manifestation dans l'intimité.»
Pour l'étude qui vient d'être publiée dans le Journal of Social Issues, la chercheuse principale Maya A. Yampolsky s'est entourée des coauteurs Alessandra Rossini, doctorante, Justine Pagé, étudiante à la maîtrise, Yvan Leanza, professeur, tous de l'École de psychologie de l'Université Laval, de même que Richard N. Lalonde, professeur à l'Université de York.