Les gens vulnérables, malades, laissés pour compte, oubliés, marginalisés. S’il fallait dresser un fil conducteur entre les multiples projets de recherche de Francine Saillant, ce serait sans doute une énumération du genre. Spécialiste de l’anthropologie médicale et des droits de la personne, cette professeure émérite de la Faculté des sciences sociales a fait de la reconnaissance des groupes minorisés l’une de ses priorités.
Afin d’illustrer l’importance de l’inclusion pour un monde juste et égalitaire, elle prend comme métaphore la feuille d’érable, notre symbole national. «Cette jolie feuille d’érable que l’on ramasse à l’automne a une multitude de petites pointes et de nervures. Voilà ce qui devrait être notre fibre de la diversité. L’unité d’une nation est faite de pluralités extrêmes de différences que l’on doit considérer, incluant les personnes invisibilisées.»
Francine Saillant est la récipiendaire 2020 de la Médaille d’or des prix Impacts du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). Chaque année, ces prix reconnaissent les meilleures réalisations issues de la recherche en sciences humaines. Assortie d’une bourse de 100 000$, la Médaille d’or est remise à un chercheur dont le leadership, le dévouement et l’originalité de la pensée inspirent étudiants et collègues. Il s’agit de la plus haute distinction décernée par le CRSH.
Francine Saillant devient la première professeure de l’Université Laval à rejoindre le panthéon. «Je suis mille fois honorée pour mon université, pour la ville de Québec, pour les femmes en recherche et pour les anthropologues, dit-elle, tout sourire. Le fait d’être reconnue en sciences humaines et sociales par un comité multidisciplinaire composé d’experts de différents horizons me flatte particulièrement.»
Alors que notre société est chamboulée par de nombreuses crises – pandémie, mouvement de contestation de la communauté noire, liberté d'expression, relations avec les populations autochtones, vague de dénonciations d’inconduites sexuelles, etc. –, la professeure Saillant voit la remise de ce prix comme l’occasion de rappeler l’importance des sciences sociales.
Une carrière consacrée à la justice sociale
Celle qui a été directrice de la revue Anthropologie et sociétés et du Centre de recherche Cultures Arts Sociétés a joint le corps professoral de l’Université Laval en 1982. Non pas au Département d’anthropologie, comme on pourrait le croire, mais à l’École des sciences infirmières. Après avoir consacré une thèse de doctorat au cancer, elle a mené des recherches sur d’autres aspects de l’anthropologie médicale comme les médecines populaires et alternatives, la grossesse, la santé mentale et le vieillissement. «C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser à l’idée de vulnérabilité et de fragilité humaine, au thème de la maladie non pas comme un diagnostic ou un phénomène biologique, mais comme l’ensemble de ses répercussions», raconte-t-elle.
Qu’est-ce que l’acte de soigner dans les différentes cultures? Armée de cette question, l’anthropologue a fait le tour de plusieurs organisations humanitaires, Médecins sans frontières, Handicap international et autres «super soignants de la planète». Ses recherches l’ont menée notamment au Brésil, un pays pour lequel elle a développé un amour profond. Interpellée par le sort de ceux qui n’ont pas accès à des soins de santé, elle s’est penchée sur des thèmes liés à ce problème comme la question raciale et l’immigration.
L’une de ses recherches, qui a fait l’objet d’un livre, portait sur la réparation des torts causés aux descendants d’esclaves afro-brésiliens. En plus d’assister à des événements liés à des demandes de pardon, Francine Saillant a rencontré les principaux acteurs du mouvement – intellectuels, artistes, leaders religieux, militants – dans ce pays marqué par 400 ans de discrimination. «Le mouvement noir au Brésil a ouvert des voies fantastiques pour mieux comprendre les conséquences de l’esclavagisme. Dans les sphères du droit, de la religion, de l’économie et des arts, de nombreux moyens ont été déployés pour réparer les blessures du passé. Les États qui travaillent sur la question de la guérison collective peuvent tirer des leçons de ce mouvement pour concevoir une justice réparatrice qui ne passe pas seulement par des excuses, mais par la mobilisation des acteurs dans leur propre manière de faire vivre une société plus juste», insiste-t-elle.
Les luttes au Québec
Au Québec, Francine Saillant s’est intéressée aux groupes communautaires qui ont lutté pour la justice et les droits de la personne. «Dans les années 1960, rappelle la professeure, une personne handicapée était invisible, une personne gaie était considérée comme folle, une personne ayant des problèmes de santé mentale n’avait pas le droit de parler pour elle-même. La situation était tout aussi complexe pour une personne immigrante ou réfugiée.»
Pendant 6 ans, Francine Saillant et son équipe ont mené plus de 250 entrevues pour comprendre comment tous ces groupes se sont croisés dans leurs revendications. Ce projet a permis de constater tout le chemin parcouru depuis la Révolution tranquille. «Les femmes ont été extrêmement mobilisatrices dans leurs efforts de reconnaissance. Elles se sont regroupées pour revendiquer toutes sortes de droits et ont été les premières à se voir comme un groupe pluriel. Elles ont été suivies par les personnes handicapées, puis par la communauté LGBT. Peu à peu, on a pu voir apparaître une diversité de corps, d’expériences sexuelles, de manières d’être une femme dans la société et de situations liées aux problèmes de santé mentale.»
La retraite, pas pour demain
Si elle n'enseigne plus depuis 2015, Francine Saillant est toujours bien active à l’Université Laval. Récemment, elle a lancé le dictionnaire d’anthropologie en ligne, Anthropen, avec un collègue de l’Université de Lausanne. Plusieurs autres projets sont sur les rails, entre autres avec des experts en neurosciences et des archéologues. Comme si ce n’était pas assez, elle mène une carrière d’artiste à travers la poésie, la vidéo, les installations et les expositions muséales.
Elle vient d’ailleurs de terminer le tournage d’un film documentaire avec l’artiste visuelle Fanny Hénon-Levy. Apparaître porte sur les bienfaits de l’art pour les personnes ayant des problèmes de santé mentale. Cette œuvre, prévue d’être diffusée en 2021, fera suite à une série, Créateurs de liens, dans laquelle le duo donnait la parole à des artistes issus de l’immigration, dont la chorégraphe Geneviève Duong et le sculpteur Truong Chanh Trung, qui ont mis l’inclusion et la diversité au cœur de leur démarche. À voir sur la Fabrique culturelle de Télé-Québec.