
Les inondations dans la région de Portneuf ne datent pas d’hier. Cette scène a été croquée à Saint-Raymond vers 1945.
— Fond P.-A. Déry - B-51- E-95 034
Chaque année, au printemps, c’est un peu la même histoire. Des inondations surviennent et causent des maux de tête aux autorités publiques. Experts en hydrologie, géomorphologie, aménagement et autres domaines connexes y vont chacun de leurs observations et de leurs conseils. Et si on écoutait un peu plus les principaux concernés pour s’inspirer des pratiques qu’ils ont mises en place?
La question est lancée par Emmanuelle Bouchard-Bastien, doctorante en anthropologie. «Actuellement, c’est le savoir des experts qui est mis à profit. Les décideurs s’accrochent à leurs discours basés sur les analyses des événements, qui sont importants. Il n’empêche qu’au Québec, des riverains sont parfaitement adaptés aux inondations, parfois depuis plusieurs générations. Ces gens ne sont pas présents sur la place publique et ne sont pas partie prenante des solutions», déplore-t-elle.
Pour sa thèse, Emmanuelle Bouchard-Bastien s’intéresse au rapport au territoire des résidents du bassin versant de la rivière Sainte-Anne. Cette région d’une superficie de 2694 kilomètres carrés est en proie à des inondations récurrentes. L’anthropologue a mené des entrevues auprès de 76 riverains et 17 acteurs qui jouent chacun un rôle dans la gestion de la montée des eaux, que ce soit au sein des gouvernements, de municipalités, d’organismes ou dans le milieu de la recherche. Elle étudie aussi les archives afin de voir comment les inondations sont perçues par les habitants au fil du temps. Son projet, financé par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, devrait être terminé d’ici l’été 2021.
Tout au long de la rivière Sainte-Anne, la chercheuse a rencontré des citoyens prêts à affronter la crue des eaux. À Saint-Raymond, où des inondations surviennent en moyenne tous les deux ans depuis un siècle, la majorité des résidents sont munis de pompes et de génératrices, en plus d’avoir accès à un système d’alerte électronique. À Saint-Casimir, l’architecture est adaptée aux inondations, avec des bâtiments munis de doubles vides sanitaires. Les habitants de Sainte-Anne-de-la-Pérade, pour leur part, ont appris à vivre avec les «mers de mai» et les grandes marées du printemps en privilégiant, entre autres, la construction sur pilotis.

Maison sur pilotis à Sainte-Anne-de-la-Pérade
— Emmanuelle Bouchard-Bastien
École primaire de Saint-Raymond
— Emmanuelle Bouchard-Bastien
— Emmanuelle Bouchard-Bastien
De la rivière Sainte-Anne au fleuve Saint-Laurent, ces gens ont une connaissance fine du cours d’eau qui borde leur habitation. «Ils savent, par exemple, qu’une pluie intense de 24 heures sera suivie d’une montée des eaux. Ils ont des outils pour surveiller les mouvements de glace ou, dans le cas du fleuve Saint-Laurent, des tables des marées. Ils s’informent et comprennent le comportement de leur cours d’eau, ce qui leur permet d’anticiper sa réaction.»
Dans ses entrevues, l’anthropologue a senti un attachement très fort pour le territoire. «Pour certains, c’est un attachement qui perdure depuis plus d’une génération. Ils ont une qualité de vie dont ils ne veulent pas se priver. Pour eux, des inondations qui durent quelques semaines, c’est le prix à payer pour vivre sur le bord de l’eau. Le reste du temps, c’est le paradis. Le fait que le gouvernement veuille les évincer ou leur enlever des pouvoirs sur leur environnement peut générer énormément de détresse ou de frustration chez ces personnes.»
La chercheuse remarque toutefois que les savoirs sont portés à disparaître avec le temps, entre autres avec la prise en charge des inondations par l’État. De plus en plus, des chalets construits sur pilotis sont rasés pour faire place à des maisons peu adaptées à la montée des eaux.
Pour Emmanuelle Bouchard-Bastien, il faut s’assurer que tout un chacun est conscient des risques d’habiter en zones inondables. «En Europe, il est très courant d’avoir des marqueurs de crue, comme des lignes ou des pastilles, pour rappeler le niveau d’eau atteint par une inondation autrefois. Ce genre de mesures devrait être davantage valorisé au Québec. Les inondations ne devraient pas être tabous; au contraire, elles existent et on peut s’adapter.»
