
Le point le plus nordique en sol canadien, l'île Ward Hunt, située au large d'Ellesmere, et la face sud de son plateau de glace, maintenant fortement morcelé en raison du réchauffement climatique.
— Denis Sarrazin CEN/ArcticNet
Les plateaux de glace de l’île d’Ellesmere bordent ses côtes depuis plus de 4 000 ans. Formés d’eau de mer gelée et de neige, ils résultent d’une convergence géographique particulière: plus au sud, le froid n’est pas assez intense pour enclencher leur formation, et plus au nord, il n’y a plus une parcelle de terre où ils peuvent s’accrocher. En 2002 et 2005, des perturbations dramatiques ont frappé deux de ces plateaux: le décollement du plateau d’Ayles et le fractionnement du plateau de Ward Hunt ont sonné le glas d’écosystèmes très rares.
En effet, ces plateaux font office de barrage à l'embouchure de fjords dont la profondeur peut atteindre 400 mètres par endroits. À Ward Hunt, les 43 premiers mètres d'eau de surface étaient constitués d'eau douce provenant de la fonte de la neige et de la glace des côtes adjacentes, ce qui en faisait le plus grand «lac» de ce genre dans l'hémisphère nord. Des communautés encore méconnues de plancton d'eau douce et d'eau salée, ainsi que de bactéries, proliféraient dans ces conditions singulières depuis des millénaires. La rupture du plateau de glace a provoqué le drainage de l'eau douce et la disparition de ces écosystèmes.
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Warwick Vincent: «L'étendue des pertes enregistrées cette année est importante et des écosystèmes uniques, qui dépendent des plateaux de glace pour se maintenir, sont menacés de disparition.»
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Fractures en juillet et août
La tendance s'est maintenue en 2008, rapportent les deux chercheurs. En juillet, à la suite de nouvelles fractures, le plateau Ward Hunt a perdu un pan de 22 km2. Puis, au début d'août, ce qui restait du plateau Markham a été emporté: cette île flottante de 50 km2 est maintenant à la dérive dans les eaux arctiques. Enfin, deux larges pans du plateau Serson, totalisant 122 km2, ont aussi pris le large, laissant présager la disparition prochaine du lac dont il retient les eaux. «L'étendue des pertes enregistrées cette année est importante et des écosystèmes uniques, qui dépendent des plateaux de glace pour se maintenir, sont menacés de disparition», constate le professeur Vincent.
Les températures anormalement élevées enregistrées en 2008 dans l'Arctique ont accentué le fractionnement des plateaux. «Cet été, la station climatique du Centre d’études nordiques sur Ward Hunt a enregistré une température maximale de 20 degrés celsius. Au cours des neuf années précédentes, le pic avait été de 8 degrés celsius, précise le chercheur. La disparition des plateaux de glace concorde avec l’hypothèse d’un changement climatique accéléré à l’échelle planétaire.»
Depuis un siècle, les plateaux de glace d’Ellesmere ont perdu 90 % de leur superficie. Auparavant, ils étaient réunis au sein d’un seul et même gigantesque pan de glace, dont la plus grande partie serait disparue lors d’une période de réchauffement climatique survenue dans les années 1930. Les températures mesurées dans l’Arctique au cours des dernières années sont plus élevées qu'elles ne l'étaient alors. «La disparition des plateaux de glace et des écosystèmes qui en dépendent nous enlève la chance d’étudier comment la vie évolue dans un environnement extrême comparable à celui qui prévalait lors des grandes glaciations planétaires, déplore le professeur Vincent. Nous risquons aussi de perdre des espèces et des communautés microbiennes qui n’existent nulle part ailleurs sur la planète, ainsi que les richesses génétiques insoupçonnées qu’elles renferment.»