Cette définition de l’anglicisme que donne Joseph-Amable Manseau, dans la préface de son Dictionnaire des locutions vicieuses du Canada avec leur correction suivi d’un Dictionnaire canadien publié en 1881, témoigne bien de l’état d’esprit qui régnait à cette époque chez les défenseurs de la langue française devant tout emprunt à l’anglais. Dans l’esprit de bien des journalistes, écrivains et intellectuels du 19e siècle, l’anglicisme était en effet associé à la domination politique et économique des Anglais à la suite de la Conquête de 1759, devenant du même coup l’ennemi à combattre, et considéré comme source principale de la corruption du français «canadien», par rapport au français parlé en France. Jusqu’au 20e siècle, utiliser un anglicisme était même considéré comme un péché véniel ou même comme un péché mortel.
«Les temps ont changé mais, encore aujourd’hui, un spécialiste de la langue qui dénonce un anglicisme entendu à la radio ou lu dans les journaux jouit d’un prestige et d’une autorité qu’il est plutôt mal vu de contester, révèle Gabrielle Saint-Yves, stagiaire postdoctorale au Département de langues, linguistique et traduction. «En fait, tout se passe comme si les Québécois traînaient encore une sorte d’insécurité linguistique, insécurité qui les empêcherait en quelque sorte d’exister pleinement, du moins en ce qui concerne la langue.» Dans un article paru en décembre dans The French Review intitulé «L’anglicisme ou le mea culpa des Québécois : éclairage historique», Gabrielle Saint-Yves apporte un éclairage nouveau sur l’anglicisme. Au lendemain de la proclamation de l’anglais comme langue officielle en 1840 lors de l’union du Bas et du Haut-Canada, explique la chercheuse, la nouvelle langue d’imposition deviendra le sujet de nombreuses mésententes qui entretiendront des sentiments négatifs chez les «Canadiens» contre les Anglais. Peu à peu, on tiendra l’utilisation des anglicismes comme responsable du statut d’infériorité de la langue française sur le continent nord-américain.
L’ignorance du peuple
Premier auteur d’un lexique correctif au Canada, Thomas Maguire affirme que seule la France a le droit de se prononcer sur les questions de langue. L’érudit Jean-Philippe Boucher Belleville, fait, dans son Dictionnaire des barbarismes et des solécismes les plus ordinaires en ce pays (1855) une mise en garde très claire contre l’infiltration d’anglicismes dans la langue française. Traducteur au Parlement canadien, Jules-Fabien Gingras rédige un Recueil des expressions vicieuses et des anglicismes les plus fréquents (1860). En 1880, le journaliste Jules-Paul Tardivel prononce une célèbre conférence au titre évocateur: «L’anglicisme, voilà l’ennemi!» «Cette façon de présenter les choses permettait à des ultramontains comme Tardivel de maintenir le peuple dans l’ignorance et de passer sous silence la principale cause du manque de ressources langagières des Canadiens-français, c’est-à-dire l’absence d’une éducation publique, souligne Gabrielle Saint-Yves. Cette approche aura d’abord servi de force mobilisatrice à l’adresse d’un peuple dont la langue et la religion constituaient les fondements de son identité. On peut y voir aussi un moyen de coercition, puisque seuls les tenants du pouvoir, connaissant la langue anglaise, pouvaient exploiter cette thématique à des fins de domination, voire d’exclusion.»
Cela dit, le rapport entre le patriotisme et la lutte contre l’anglicisme est bien établi au 19e siècle. La perception qu’un nombre important de mots anglais s’est introduit dans la langue française du Canada est ainsi partagée par tous les lettrés de l’époque et les chroniques de langage des journaux du 19e siècle témoignent bien de ce fait. «À travers le dictionnaire et la grammaire, corrigeons-nous! Sauvons la langue française!» écrit le poète, conteur et journaliste Louis Fréchette, dans le journal La Patrie de Montréal en 1888. Au fil des années cependant, des lexicographes comme Silva Clapin et Oscar Dunn viseront davantage l’équilibre dans le traitement de l’anglicisme, s’appliquant à rectifier les faits. Par exemple, note Gabrielle Saint-Yves, Silva Clapin illustrera la filiation française de certains mots ayant été dénoncés comme des anglicismes. D’autres lexicographes encourageront la francisation ou la traduction de termes anglais, mais accepteront parfois certains anglicismes, tout dépendant du contexte. Plus près de nous, au milieu des années 1980, paraissent le Dictionnaire du français plus et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. «Si la prise en compte de l’usage réel l’emporte sur la volonté de corriger dans ces ouvrages, il n’en demeure pas moins que leur parution a réveillé les vieux démons du purisme, constate Gabrielle Saint-Yves. Si les Québécois sont prêts à voir certains anglicismes figurer dans un dictionnaire, ils sont encore nombreux à ne pas savoir que penser à propos de mots comme pinotte, slush ou smatte. Il faudra encore des années pour que les anglicismes puissent recevoir un traitement semblable à celui des autres mots dans les dictionnaires produits au Québec.»