Peu de récits, hormis ceux de l’explorateur Jacques Cartier lors de ces voyages vers 1534, témoignent de l’ampleur des échanges au 16e siècle entre les Amérindiens et les Européens le long du Saint-Laurent et dans le golfe. Et pourtant… Les données inédites mises au jour par le professeur au Département des sciences historiques, Laurier Turgeon, illustrent l’influence mutuelle que chacun a eu sur l’autre. Avant même une installation permanente en terre d’Amérique, des barils de morue, des objets en cuivre et des fourrures transitaient régulièrement entre les deux continents, transformant les us et coutumes des communautés mises en contact.
Véritable détective des archives, l’historien a mis la main sur un trésor d’informations jusque-là ignoré. Les actes notariés conservés à Bordeaux, l’un des principaux ports d’où partaient les navires de pêche à la morue, regorgent de données sur les très nombreux voyages de navires en quête de morue à Terre-Neuve. «Avant de partir pour des campagnes de plusieurs mois, les capitaines contractaient des prêts pour équiper leur bateau, acheter de la nourriture et du vin pour l’équipage, raconte l’auteur d’Une histoire de la Nouvelle-France, publié par l’éditeur français Bélin. Les notaires rédigeaient alors des contrats et les clercs les copiaient pour les conserver dans les archives.»
Grâce à l’aide de l’historien bordelais Jacques Bernard, Laurier Turgeon a appris à déchiffrer l’écriture très particulière de ces documents, formant à son tour des étudiants. Il a ainsi pu reconstituer l’incroyable trafic maritime au 16e siècle entre les ports de Bordeaux, mais aussi de La Rochelle, Rouen et Saint-Malo et les fameux bancs de morue de Terre-Neuve. Des milliers et des milliers de barils de ce poisson séché aboutissaient à chaque fin de saison en France à cette époque. Au point que la gastronomie adopte ce mets exotique, venue d’un continent vierge, que l’on rêve pur. Les grands chefs de l’époque l’apprêtent avec les sauces les plus légères, contrairement à la morue pêchée en Europe, et les mères fortifient leurs enfants avec la fameuse huile de morue. «Édifier la pureté est autre façon de faire participer, par l’expérience gustative, les mangeurs au mythe de la terre vierge et sacrée que représente Terre-Neuve», écrit l’auteur.
La morue n’est pas le seul animal du Nouveau-monde à se tailler une place de choix sur le vieux-continent. Le castor, dont la peau sert à fabriquer des chapeaux très prisés à Paris dès 1580, s’impose dans les cours du nord de l’Europe avant de se répandre dans la bourgeoisie. «Symboliquement, on vante ses qualités de travailleur, son intelligence, son mode de vie très social», souligne Laurier Turgeon. Dès la moitié du 16e siècle, les arrivées de fourrure dans les ports français s’accélèrent. Les navires reviennent non seulement les cales pleines de barils de morue, mais aussi de peaux de renards, de martes et d’ours, échangées avec les Amérindiens au gré de leurs rencontres avec les équipages.
Très intéressé par la biographie des objets et les récits qu’ils font d’une époque pour laquelle les histoires écrites manquent, Laurier Turgeon donne la parole dans son livre aux artefacts trouvés dans plusieurs chantiers de fouilles au Québec et dans l’Est du Canada. L’historien souligne ainsi l’importance qu’accordent plusieurs communautés amérindiennes aux objets en cuivre en provenance d’Europe. Même si les Premières Nations connaissent déjà ce matériau, les chaudrons, les pendentifs, les boucles d’oreille de cuivre fabriqués en Europe les attirent beaucoup. Au point que ces objets deviennent des symboles de puissance, une façon d’affirmer sa dominance sur un autre groupe. À leur contact, les rites funéraires se transforment dans certaines nations. Le défunt est parfois enterré avec un chaudron de cuivre ou des bijoux de ce métal considéré plus précieux que l’or.
Une histoire de la Nouvelle-France donne donc un nouvel éclairage à la période qui a précédé la fondation de Québec en 1608. En documentant les multiples échanges entre Amérindiens et Européens, l’auteur permet de mieux comprendre pourquoi la France se lance dans son aventure coloniale et les effets qu’ont eu les rencontres sporadiques avec les pêcheurs européens sur les nations qui fréquentent le Saint-Laurent.
Laurier Turgeon tient une causerie sur son livre le 19 septembre à 17h00 à la Librairie La Liberté (1073, route de l’Église).