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— Getty Images / Akremziadi
Saviez-vous que les femelles bélugas vivent une ménopause? C'est l'une des quatre espèces, outre l'être humain, chez qui ce phénomène est scientifiquement avéré. Quel est le lien entre cette découverte récente en biologie et la littérature? De prime abord, il n'y en a pas. Pourtant, le grand spécialiste des bélugas Robert Michaud a mentionné cette donnée dans un cours de littérature pour corroborer le fait que l'expérience humaine n'est pas étrangère à celle des autres membres du règne animal. Que faisait-il là? Il avait été invité par le professeur Thierry Belleguic pour discuter avec l'auteure Christiane Vadnais de questions touchant à l'animalité, aux formes du vivant, aux écosystèmes et à la nature.
«La littérature permet de penser autrement les enjeux climatiques, notamment en mettant en scène d'autres possibles. Chez certains auteurs, il y a une volonté de prendre part à la discussion environnementale sur des thèmes comme le symbiocène, la biodiversité et l'écoanxiété», affirme le professeur de littérature Thierry Belleguic, qui donne le cours Écofictions à l'œuvre: écrire le vivant au 21e siècle.
Les écofictions, ce sont des récits qui abordent, sous des angles variés et originaux, la crise écologique, la remise en question de l'anthropocentrisme et les rapports entre les éléments de la nature. Pour bien couvrir le sujet, le professeur Belleguic propose une formule de cours peu conventionnelle. Chaque séance s'ouvre avec une conférence ouverte au public, où une écrivaine ou un écrivain commente son œuvre et où un spécialiste d'un autre domaine (sciences, droit, sociologie, etc.) donne sa vision des thèmes exploités dans cette œuvre. La dernière séance, quant à elle, sera consacrée à la réalisation d’une fresque du climat, une initiative du programme Mon action climatique ULaval.
Faunes: repenser les rapports entre l'animal et l'être humain
Lors de la séance du 27 janvier, Christiane Vadnais, auteure de Faunes, a confié avoir voulu repenser les limites entre les espèces, mais aussi entre le vivant et l'inanimé. Par exemple, à partir de l'image du parasite – à la fois corps étranger et partie constituante de son hôte – elle s'est demandé où commence et se termine l'individu. Est-ce qu'un individu est également ce qu'il mange et ce qu'il rejette dans la nature? Est-il plus ou moins que la somme de ses parties? Elle souhaitait ainsi faire écho à cette citation d'Einstein: «Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu'il m'est indifférent de savoir où l'individu commence et où il finit.»
«La littérature n'est jamais apolitique. Quand elle nous conditionne à trouver normal de posséder une auto et d'exploiter les animaux et les ressources naturelles, elle est un récit politique qui justifie une vision du monde et un mode de vie. Écrire la porosité entre des personnages humains, des animaux et l'environnement, c'est ma manière de remettre en question l'anthropocentrisme. Je veux participer au basculement philosophique où on ne perçoit plus l'humain au-dessus des choses, mais partie d'un écosystème», a expliqué Christiane Vadnais, pour qui la fiction est un espace à investir pour modifier tranquillement l'imaginaire collectif et la sensibilité individuelle. «La littérature, a-t-elle ajouté, peut orienter notre empathie, donc ultimement nos actions.»
— Christiane Vadnais, écrivaine
Le biologiste Robert Michaud, qui était invité à dialoguer avec l'auteure, s'est senti interpellé par ce basculement philosophique auquel Christiane Vadnais fait allusion. «C'est une nécessité de repenser notre place dans le monde. C'est ce que je fais dans mon travail tous les jours en faisant connaître un autre, le béluga, qui est à la fois proche et loin de l'humain. Les bélugas ont une société complexe formée par des liens individuels complexes. Par exemple, leur organisation sociale particulière fait en sorte que la ménopause y a un sens. Une mère peut arrêter de se reproduire pour aider ses filles à avoir plus de succès dans leur propre reproduction. Oui, la science nous a appris que le bruit et la navigation ont des répercussions sur cette espèce et elle nous a éclairés sur les gestes à poser pour partager le monde avec elle. Mais ce qu'on a appris de la vie des bélugas est peut-être plus important pour ce basculement philosophique qui amenuise la frontière entre nous et les animaux», a remarqué le biologiste.
La première pierre d'un projet plus grand
Au cours des dernières années, Thierry Belleguic s'est intéressé à la notion de «prendre soin», à l'intersection entre arts, littérature et sciences. «L'étude de l'écofiction est, en quelque sorte, un élargissement de cette notion. Prendre soin de la personne vulnérable ou prendre soin de l'environnement, il n'y a pas de différence fondamentale. C'est encore prendre soin de nous, des autres, du vivant», précise le chercheur en littérature.
Le cours sur les écofictions n'est que la première phase d'un projet que le professeur envisage beaucoup plus vaste. «L'écofiction est en lien direct avec l'écologie et le développement durable, donc avec la stratégie de l'Université Laval d'être un acteur de premier plan dans la transition socioécologique. L'idée, avec cette première initiative, c'est de créer, au cœur de l'Université, une communauté de gens aux savoirs variés prêts à partager une réflexion sur les enjeux environnementaux», indique Thierry Belleguic, qui prévoit tenir à l'automne un événement avec des artistes et penseurs des Premiers Peuples.
— Thierry Belleguic, professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma
«D'ailleurs, tient-il à préciser, ce n'est pas un oubli si aucun des auteurs invités dans le cours n'est autochtone. C'est tout simplement un concours de circonstances. Tous les écrivains autochtones que j'ai approchés ont dû décliner mon invitation pour indisponibilité.» Un mal pour un bien, dirait-on, puisque cette absence involontaire donnera lieu à un événement entier sur le sujet.
Question de donner un coup de pouce à la création de cette communauté de gens engagés dans la réflexion écologique, Coop Zone met actuellement en vedette sur un présentoir plusieurs des ouvrages qui seront abordés lors du cycle de conférences ainsi que d'autres livres en lien avec le sujet. «C'est une belle initiative qui renforce le dialogue que je veux instaurer entre les sciences et les arts, des lieux où se déploient de manière différente, mais complémentaire, une réflexion sur l'avenir de la planète», conclut Thierry Belleguic.
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Coop Zone met actuellement en vedette sur un présentoir plusieurs des ouvrages qui seront abordés lors du cycle de conférences ainsi que d'autres livres en lien avec le sujet.
— Yan Doublet
La présentation de la série de conférences est rendue possible grâce au soutien du Vice-rectorat aux affaires internationales et au développement durable, à la Faculté des lettres et des sciences humaines et à l'Union des écrivaines et des écrivains québécois.
Consulter le programme des conférences et le site du cours Écofictions à l'œuvre: écrire le vivant au 21e siècle