Le 7 novembre, la professeure au Département de géographie, membre de la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales, Adèle Garnier, prononcera une conférence à l’Université McGill sur la trajectoire de migration et d’installation de deux familles ukrainiennes déplacées jusqu’au Canada à la suite de l’invasion militaire russe de leur pays à l’hiver 2022. Ces deux parcours font l’objet de cartes narratives mises en ligne il y a quelques semaines sur le site Web de la chaire. Ces cartes s’inscrivent dans le cadre plus large d’un projet de recherche commencé à la mi-2023, qui combine la géographie politique, le droit et l’anthropologie, et qui porte sur l’impact à plusieurs niveaux de l’accueil des déplacés ukrainiens au Canada dans deux villes moyennes, Québec et Winnipeg.
«Nous sommes en fin de réalisation des entretiens, explique la professeure Garnier. Nous en avons déjà réalisé une quarantaine avec des déplacés ukrainiens, soit les deux familles qui ont fait l’objet de cartes narratives, des personnes ukrainiennes déjà présentes à Winnipeg et Québec avant 2022 et qui ont facilité la venue de compatriotes dans leur ville, et des experts de la question de différents paliers de gouvernement et communautaires.»
La professeure rappelle qu’environ 300 000 personnes déplacées sont arrivées d’Ukraine au Canada entre le 17 mars 2022 et le 1er avril 2024 en bénéficiant d’un visa temporaire de trois ans. «Le projet de recherche se fait avec des chercheuses de l’Université de Winnipeg, poursuit-elle. Nous avons d’abord suivi la trajectoire des deux familles établies à Québec et à Winnipeg. Cette ville du Manitoba tombait vraiment bien. C’est l’une des principales villes d’établissement de la diaspora ukrainienne au Canada. En 2021, environ 12% de la population de Winnipeg provenait d’Ukraine.»
Deux parcours héroïques
Anna, son conjoint Maxim et leurs quatre enfants Lilia, Marko, Yuri et Symon, tous des prénoms fictifs, ont quitté leur ville de Pavlohrad le 7 mars 2022 en voiture. Ils ont franchi la frontière du pays voisin, la Pologne, le lendemain. Au mois d’octobre suivant, la famille a reçu une réponse favorable pour un visa d’urgence canadien pour les déplacés ukrainiens. Le 16 novembre, ils montaient à bord d’un avion qui les a conduits au Canada, plus précisément à l’aéroport international Montréal-Trudeau. De là, ils ont gagné leur destination, la ville de Québec. De la francisation à la banque, la famille de déplacés a fait face à différents obstacles, personnels, administratifs et culturels. «Aux dernières nouvelles, indique Adèle Garnier, la famille était installée à Québec et les enfants s’étaient bien intégrés. La famille est en attente d’une résidence permanente au Canada.»
Pour leur part, Alina, son conjoint Roman et leurs enfants Boris et Marko, encore des prénoms fictifs, ont quitté leur ville Kharkiv le 24 février 2022 en direction de l’ouest. Ils on éventuellement atteint la frontière avec la Roumanie, qu’ils ont franchie. En avril, la famille a décidé de se rendre en République tchèque. Elle a séjourné deux mois à Prague. Alina et Roman ont alors décidé de remplir les formulaires de demande pour partir au Canada grâce au visa d’urgence canadien pour les déplacés ukrainiens.
«Nous avons essayé de trouver quelles étaient les possibilités de rester en Europe. Malheureusement, il n'y avait pas de pays qui égalaient le Canada en termes d'immigration», a déclaré Alina par la suite.
C’est finalement le 26 mai à l’aéroport de Francfort, en Allemagne, que les déplacés ont pris l’avion vers Toronto. Quelques jours plus tard, ils arrivaient à destination, Winnipeg. Les réseaux sociaux ont beaucoup aidé la famille durant son parcours migratoire: informations sur le pays d’accueil, coordination facilitée entre déplacés, maintien avec le pays d’origine après l’arrivée. Eux aussi sont en attente d’une résidence permanente au Canada.
Deux cartes narratives
Les deux cartes narratives contiennent de courts extraits audio tirés des entretiens accordés par les personnes déplacées aux interprètes de l’équipe de recherche. Ces extraits sont doublés en français. On entend notamment Anna, lorsque sa famille est en Pologne, raconter que son mari doit repartir à l’étranger pour son travail. Elle évoque aussi le massacre de la ville de Boutcha, une série de crimes de guerre commis par l’armée russe pendant l’invasion.
Les cartes contiennent également des photos et des cartes interactives montrant les trajectoires parcourues par les deux familles, de l’Ukraine jusqu’au Canada.
Elles montrent aussi les résultats d’un sondage pour le Québec et d’un sondage pour le Manitoba réalisés auprès des personnes détentrices du visa d’urgence canadien pour les déplacés ukrainiens. Celui réalisé au Québec révèle que, tout comme la famille d’Anna, près de 90% des répondants ont l’intention de demander la résidence permanente et que 66% des répondants déménageraient vers une autre province pour de meilleures opportunités d’emplois. Celui réalisé au Manitoba révèle que, tout comme la famille d’Alina, 94,4% des répondants ont l’intention de demander la résidence permanente au Canada. Le coût de la vie est la raison la plus fréquente de l’établissement dans cette province.
Alina confie: «Je n’aurais jamais imaginé de ma vie être confrontée à un tel cas de force majeure comme la guerre. C’est pourquoi nous ne rêvons même pas de plans à long terme. Vous savez, c’est quelque chose qui apparaît inconcevable. Nous ne construisons pas de plans. Nous avançons pas à pas, étape par étape.»
«Une différence entre les deux villes concerne l’accès aux services, poursuit Adèle Garnier. À Winnipeg, le premier service mentionné, ce sont les hôtels mis à la disposition des personnes déplacées par le gouvernement provincial. À Québec, ce sont les cours de francisation.» Elle ajoute que la mobilité représente un défi dans les deux villes. «De part et d’autre, dit-elle, le réseau de transport est moins développé que ce à quoi les personnes déplacées étaient habituées en Europe.»
Une équipe interdisciplinaire
La professeure Garnier est la chercheuseprincipale du projet. L’équipe est codirigée depuis Winnipeg par la juriste et professeure Shauna Labman, directrice exécutive du Global College de l’Université de Winnipeg.
Deux membres de l’équipe du projet parlent les langues des déplacés ukrainiens. «À la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales, explique Adèle Garnier, Agnès Blais, qui est anthropologue et qui parle russe, a mené les entretiens dans cette langue. À Winnipeg, Natella Malazoniia, qui est juriste et elle-même déplacée ukrainienne arrivée en 2022, a mené des entretiens en russe et en ukrainien.»
Pour les entretiens choisis pour les cartes narratives, Agnès Blais a transcrit celui en russe avec la famille de Québec puis l’a traduit en français. Claire Horsin, auxiliaire de recherche liée au projet, aujourd’hui diplômée du baccalauréat en géographie, est auteure principale des deux cartes narratives. Elle a travaillé à partir de cette traduction. Pour l’entretien de Winnipeg, qui a été mené en ukrainien et en russe, Natella Malazoniia l’a traduit en anglais.
«Claire disposait d’un matériel riche, avec de belles citations, souligne la professeure. Elle a appris comment mettre l’histoire en forme narrative et elle a écrit tous les textes.»