Au moment où l’environnement, et plus particulièrement le réchauffement climatique, revient au sommet des préoccupations des Canadiens, les responsables du colloque du CEN ont convié quelques chercheurs à partager leurs réflexions sur le risque d'érosion biologique qui pourrait en résulter dans le Nord, zone névralgique où les symptômes de la fièvre terrestre devraient être les plus manifestes. Si, intuitivement, les chercheurs soupçonnent que le phénomène causera une perte de diversité génétique, la façon de la mesurer objectivement pose problème.
«Si on mesure la biodiversité en termes de nombre d'espèces dans un milieu, il y a de fortes chances que le réchauffement climatique provoque non pas une perte, mais une augmentation de la diversité biologique, parce que des nombreuses espèces du Sud vont se déplacer vers le Nord. Par contre, certaines espèces nordiques risquent de disparaître dans le processus, estime Christian Hébert, chercheur au Centre de foresterie des Laurentides. Yves Bégin, directeur du CEN, souligne toutefois qu’il ne faut pas sous-estimer la capacité d’adaptation des espèces nordiques face aux stress. «Ce sont des espèces qui ne sont peut-être pas aussi fragiles qu’on pourrait le croire. Elles ont réussi à recoloniser les milieux nordiques après les dernières glaciations à partir de refuges situés plus au Sud.» Mickaël Lemay, étudiant-chercheur en sciences géographiques, estime qu’il ne faut pas considérer le problème uniquement à l’échelle des espèces, mais aussi à celle des écosystèmes. «L’augmentation du niveau des lacs nordiques qui accompagnera le réchauffement climatique constitue une menace pour les écosystèmes riverains, souligne-t-il à titre d’exemple. Ce sont des milieux très sensibles et je suis inquiet face à leur capacité de résilience.»
Des outils trop récents
Pour être en mesure de déterminer correctement ce que l’on perd, il faudrait d’abord savoir ce que l’on a. «Nos connaissances de ces milieux sont tellement incomplètes qu’il sera difficile de mesurer l’ampleur des changements qui surviendront», fait valoir Esther Lévesque, professeur de biologie à l’UQTR. «L’érosion des spécialistes en taxonomie ne fait rien pour arranger les choses», ajoute Yves Bégin. Il y a de moins en moins de taxonomistes et peu de scientifiques prennent la peine d’enrichir les collections existantes.
Pour Warwick Vincent, spécialiste des bactéries et des algues microscopiques qui vivent dans les plans d’eau douce des deux pôles, il est trop tôt pour faire des prédictions sur l’ampleur de l’érosion de la biodiversité nordique. Dans son domaine, «les outils qui permettent de mesurer adéquatement la diversité biologique existent depuis à peine cinq ans, précise le professeur du Département de biologie. Par contre, il va y avoir une perte de diversité, c’est sûr, et dans certains cas, il est déjà trop tard». Le chercheur du CEN faisait référence à la disparition récente de deux «lacs» situés derrière des plateaux de glace au nord de l’Ile d’Ellesmere. La fissuration et le détachement de ces plateaux ont provoqué le drainage de presque toute l'eau douce qui recouvrait l’eau de mer, condamnant ces écosystèmes très rares dans l’hémisphère Nord à un bouleversement majeur.
Évidemment, on trouvera peu de gens pour pleurer la disparition de ces «lacs» ou des espèces de bactéries et de plancton qui les habitaient. Faut-il forcément avoir recours à des espèces symboles comme l’ours polaire pour émouvoir la population et la convaincre de l’urgence d’agir? Ou encore faire valoir les «services écosystémiques» rendus par la biodiversité, comme le propose un certain courant utilitariste américain? «C’est une vision mercantiliste et judéo-chrétienne de la biodiversité, une vision selon laquelle la nature est au service de l’homme», a déclaré le professeur de biologie Serge Payette, abandonnant un instant sa neutralité de modérateur. «Décider de sauvegarder une espèce plutôt qu’une autre est un choix illusoire, estime pour sa part Warwick Vincent. Parce qu’en environnement, tout est relié.» La plupart des participants ont toutefois convenu de l’utilité d’espèces symboles comme l’ours polaire pour frapper l’imaginaire, dans la mesure où c’est l’ensemble du problème qui est alors porté à l’attention du public.