L’UNESCO célèbre chaque année la Journée mondiale de la philosophie. Cette année, le hasard a voulu que cette journée, celle du 16 novembre, soit la même que celle du Gala de l’Acfas, qui s’est tenu à Montréal. Au cours de cette célébration de l’excellence en recherche, le professeur Jean-Marc Narbonne, de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, s’est vu remettre le prix André-Laurendeau pour l’excellence et le rayonnement de ses travaux et de ses actions.
Ce prix vient couronner une longue et fructueuse carrière dans le milieu universitaire. Celle de Jean-Marc Narbonne a débuté en 1990 avec son embauche comme professeur adjoint à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Le jeune enseignant avait auparavant obtenu son doctorat à Paris-Sorbonne, avant de poursuivre des études postdoctorales à l’Université Louis-et-Maximilien de Munich. Sa formation a pris fin par un stage postdoctoral à l’Université Laval. Comme chercheur spécialisé en philosophie grecque, le professeur Narbonne s’est intéressé, au fil des années, à la question de l’influence de la pensée critique grecque, qu’elle soit politique, esthétique ou métaphysique, sur le développement ultérieur de la culture occidentale et au-delà. Auteur ou coauteur d’une douzaine d’ouvrages, il a également signé plus de 100 articles scientifiques, en plus de prononcer plus de 200 conférences à travers le monde. Reconnu comme l’un des experts les plus influents du domaine, il a été élu membre de la Société royale du Canada en 2018. On dit de ses travaux qu’ils ont déclenché un important mouvement de réflexion et de revalorisation des fondamentaux démocratiques de notre culture.
Au Pavillon du Grand Quai du port de Montréal, sur la scène et au sein d’un panel réunissant les lauréats des prix Acfas, le lauréat de l’Université Laval a résumé l’essentiel de ses travaux, établi des liens entre ses recherches et la société d’aujourd’hui, et identifié des clés pour agir sur le futur.
«Je pense que la tradition démocratique d’aujourd’hui est sur certains points presque semblable à celle du passé, explique-t-il en marge du Gala. La démocratie a toujours été un combat, ce n’est pas un régime de repos. Il faut se battre pour elle, la défendre et beaucoup l’expliquer. Ce n’est pas un régime facile parce qu’il y a beaucoup d’équilibres et de contrepoids à trouver. C’est une organisation politique qui implique la discussion, le compromis, comme dans une famille. Quand il y a des différends, il faut en parler et trouver un modus vivendi, pour essayer de trouver une conciliation. La démocratie, c’est toujours comme ça.»
Selon lui, si des philosophes grecs de l’Antiquité étaient propulsés à notre époque, ils se sentiraient en territoire connu dans les débats, les discussions, mais aussi les accords qui caractérisent le fonctionnement des sociétés démocratiques. «Est-ce qu’on doit traiter avec telle cité ou pas? Est-ce qu’on doit introduire chez nous telle fête ou pas? demande-t-il. Ils ne seraient pas dépaysés parce que c’est au fond ce qu’ils nous ont légué, ce jeu d’oppositions, de concurrence des points de vue.»
Une passion pour la Grèce antique
Le grand intérêt de Jean-Marc Narbonne pour la Grèce antique ne date pas d’hier. L’élément déclencheur se produit lorsqu’il est jeune adolescent. «J’ai été ébloui à l’écoute d’une série télévisée européenne inspirée de l’Odyssée d’Homère, raconte-t-il. Ce monde grec qui était présenté – les dieux, les pérégrinations d’Ulysse sur la Méditerranée, ce personnage rusé –, cette série m’a montré quelque chose dont je n’avais jamais entendu parler.»
Encore aujourd’hui la Grèce exerce sur lui une forte attraction. «J’ai visité ce pays plusieurs fois, dit-il, et cet été je suis allé du côté de la Grande Grèce: Syracuse, Agrigente, Catania. L’an dernier, j’étais à Athènes. Je suis allé sur la Pnyx, une colline du centre de la ville et lieu de l’Assemblée populaire dans l’Antiquité, avec vue sur l’Acropole et le Parthénon. Dans le même voyage, j’ai aussi visité Épidaure et Mycènes.»
Son véritable éveil intellectuel, quant à lui, s’est produit au cégep. «C’est comme si, pour la première fois, j’arrivais dans le milieu intellectuel que je cherchais, dont j’espérais la rencontre, soutient-il. On se mettait enfin à me parler de choses qui m’intéressaient profondément. Toutes les sciences humaines en fait. Ça m’a plu tout de suite. Un coup de foudre, je dirais. Comme si j’étais arrivé dans ma patrie. Une fois à l’université, quelques jours après avoir débuté un baccalauréat en science politique, j’ai bifurqué vers la philosophie. J’avais l’impression que j’aurais accès à un questionnement, à des questions plus profondes, plus intéressantes qu’en science politique.»
En 2022 paraissait aux Presses de l’Université Laval un livre d’entretiens avec le professeur Narbonne intitulé De la métaphysique à l'exigence démocratique. «Il y a une dizaine d’années, dit-il, j’ai opéré une sorte de tournant dans ma carrière en passant des questions métaphysiques aux questions démocratiques. Comme si je revenais à mon intérêt pour les questions de science politique. Comme si une sorte de boucle se nouait. D’où le titre des entretiens. Le livre forme un arc qui va de la métaphysique à la démocratie et qui unit les deux. Je pense que la tradition philosophique est très liée à la tradition démocratique.»
Aristote
Selon lui, Aristote occupe une place à part parmi les remarquables philosophes grecs. «C’est un auteur génial, affirme-t-il. Il a une intelligence prodigieuse, mais c’est surtout un génie de la réserve. Ses jugements et ses analystes sont toujours très mesurés. Il y a beaucoup de génies exaltés dans l’histoire de la pensée, beaucoup de génies portés à l’excès. Aristote, lui, ramène toujours le curseur dans une dimension plus acceptable, en ce sens qu’il cherche souvent une sorte de compromis, de position intermédiaire qui est la plus juste. C’est exceptionnel dans l’histoire de la pensée. Platon, en comparaison, est un génie très excessif dans ses jugements.»
Jean-Marc Narbonne reste fasciné par la double faculté que possédait le philosophe grec. «Aristote, souligne-t-il, fonctionne comme un scientifique. Il a mis en place la première logique. Il a étudié le vivant. C’est un très grand naturaliste. Buffon avant Buffon, pourrait-on dire. Qu’un même individu soit capable d’écrire sur la politique ou encore sur la poésie, comment il peut comprendre les choses qui relèvent de la nature et, à l’autre bout de la chaîne, qu’il puisse parler comme personne de la poésie et du théâtre, et du tragique: on reste abasourdi.»
Des livres, une chaire
Sur les ouvrages qu’il a écrits, le professeur Narbonne dira qu'ils ont des vertus différentes. «J’aime beaucoup mon petit livre Démocratie dans l’Antigone de Sophocle. Une relecture philosophique, indique-t-il. La remise en question que je fais de l’interprétation classique du mythe tragique est assez stimulante. Un autre livre dont je suis très fier est Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote, paru en 2020. On voit le génie d’Aristote dans la mesure. Il compare les avantages des différents régimes politiques. Tout est soupesé. Il parle de la démocratie, mais il n’y a pas qu’une démocratie. Je peux vous en nommer 12 variantes. Même chose pour la royauté. C’est admirable. Parmi mes livres plus anciens, je mentionnerais Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin, Proclus, Heidegger). Cet ouvrage d’interprétation générale sur la métaphysique occidentale a posé certaines questions, je dirais. Il a eu un certain succès. Il a été réimprimé deux fois.»
Le professeur réfléchit à un nouveau projet de livre. Celui-là porterait sur l’histoire de la démocratie depuis l’Antiquité. «Le livre, précise-t-il, mettrait l’accent sur cinq moments aristotéliciens, notamment la période antique, le Moyen Âge et le 17e siècle en Hollande.»
En 2022, la Chaire de recherche du Canada en Antiquité critique et modernité émergente que dirige Jean-Marc Narbonne a été renouvelée pour un second mandat de sept ans. Durant le premier mandat, des partenariats ont été établis avec une demi-douzaine d’universités sur d’autres continents. Ces liens ont donné lieu à des projets de recherche communs et à des publications. «J’entends poursuivre cette communauté de recherche basée sur des compétences complémentaires», souligne-t-il.
La Chaire vient d’obtenir une subvention pour le projet Étranger.e.s, exclu.e.s et dissident.e.s en démocratie: histoire et perspectives philosophiques. «Dans ce projet, explique-t-il, on pose la question à la fois dans une perspective historique et dans une perspective moderne et contemporaine. Nos partenaires sont québécois, canadiens et européens. En ce qui concerne les dissidents, il faut mentionner que la démocratie a des ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs. Certains pourfendent la démocratie pour différentes raisons, même s’ils vivent dedans.»
Entre Percé et une websérie
Le professeur fait sienne l’expression «philosophe dans la cité». «J’aime beaucoup cette formule, soutient-il. Depuis quelques années, j’ai entremêlé des présentations et des conférences, qui sont plus dans le milieu universitaire, avec des interventions dans des librairies, que ce soit à Québec ou à Montréal, et en Europe. J’aperçois beaucoup de liens entre la culture grecque et notre propre culture. Cela me plaît de parler de ces différents enjeux autour d’un café. Ces occasions d’un dialogue commencent par un accueil vraiment chaleureux. En plusieurs endroits au Québec, on a un public cultivé et intéressé par la culture, par la philosophie, par l’histoire de la pensée.»
Pendant une quinzaine d’années, l’été, Jean-Marc Narbonne a pris la route de la Gaspésie. Le but de ce long voyage? Donner un cours de philosophie de deux semaines à la villa Frederick-James, à Percé, à l'occasion de l’École internationale d’été de l’Université Laval. Il rappelle que toutes les places se réservaient rapidement et que cette expérience, dans un cadre enchanteur, fut pour lui fabuleuse. «Percé a été pour moi une très belle chose dans ma vie, affirme-t-il, ainsi qu’une expérience incroyable pour les étudiants dans un des plus beaux endroits au Québec. Le cours portait sur la littérature, la poésie, le beau, l’esthétique, ce qui se prêtait bien au lieu. Le cours m’a permis de rafraîchir mon regard sur l’Antiquité en abordant l’esthétique du point de vue moderne.»
Dans la websérie Les lumières grecques, une réalisation de l’Université Laval mise en ligne à partir de 2020, le philosophe dans la cité a expérimenté pour la première fois le monde audiovisuel. Il anime pas moins de 18 épisodes sur le thème général de l’accompagnement que la tradition philosophique grecque a apporté aux sociétés occidentales dans leur évolution au fil du temps. Les trois premiers épisodes, à titre d’exemples, abordaient des concepts tels que la démocratie grecque, l’esprit critique et la liberté de parole. «Ce fut toute une expérience collective, dit-il. La websérie est pas mal regardée en Europe. C’est un moyen de sensibiliser les jeunes. Elle donne une image différente de l’Antiquité qui peut séduire les gens.»
Le prix de l’Acfas remis à Jean-Marc Narbonne était accompagné d’une capsule vidéo coproduite par Savoir média et l’Acfas.