«L’histoire est pleine de périodes marquées par les incertitudes, a rappelé d’entrée de jeu Lucien Bouchard. Un leader est capable de faire la distinction entre les réactions rationnelles et celles hystériques. Depuis toujours, l’être humain cherche des boucs émissaires en période de crise, comme ce fut le cas lors de la peste au Moyen Âge. Pour assumer son rôle, le leader doit analyser, consulter, faire confiance à la science et à la raison… et faire preuve d’audace. Un temps d’incertitudes est le meilleur moment où s’incarne le leadership.»
L’ancien premier ministre du Québec était accompagné sur la scène par le grand homme de théâtre Robert Lepage et l’ancienne présidente de Médecins sans frontières Joanne Liu lors du 2e Forum du Cercle des leaders. Le Cercle des leaders de l’Université Laval, créé pour accompagner et inspirer les étudiantes et étudiants des Chantiers d’avenir, regroupe six personnalités québécoises d’envergure. Le jeudi 28 avril, trois d’entre elles étaient réunies, devant une assemblée composée des étudiantes et étudiants des Chantiers d’avenir et d’autres membres de la communauté universitaire, pour discuter du leadership face à un monde d’incertitudes.
Dans cette discussion, qui a parfois été nourrie par des événements historiques, parfois par des anecdotes personnelles, les trois personnalités ont esquissé le portrait d’un leader, qu’on redessine ici à partir de quelques citations marquantes.
Rassembler et prendre des risques
Un leader, c’est quelqu’un de rassembleur, ont déclaré les trois invités. «À la fin de la Deuxième Guerre, Berlin était complètement détruite. Parmi les premiers édifices à être reconstruits, il y a eu les théâtres parce que ce sont des lieux de rassemblement», indique Robert Lepage. Or, pour construire – ou reconstruire –, il faut se rassembler. «Créer un lieu de rassemblement, c’est le but premier du Diamant. Certains se demandent parfois pourquoi on y présente de la lutte ou du cirque, c’est pour mélanger des publics différents, pour réunir différentes classes sociales.»
Selon Lucien Bouchard, «un leader rassemble et établit un lien de confiance avec les gens de son milieu.» L’ancien premier ministre a, par ailleurs, avoué en fin de rencontre qu’une des erreurs qu’il regrette le plus a été de ne pas avoir toujours été assez inclusif, notamment avec les «barons du PQ». «C’est important de nourrir des liens avec son milieu », a-t-il admis, vantant au passage Robert Bourrassa, un maître dans le domaine.
Si Lucien Bouchard admet des erreurs, c’est qu’un leader prend des risques et qu’il ne peut avoir toujours raison. «Les risques font partie des décisions. On ne peut les évacuer. Il faut assumer ses décisions… et les risques sur lesquels elles reposent», soutient-il.
À ce propos, la docteure Joanne Liu a témoigné de son expérience personnelle. «Il y a quelques jours, raconte-t-elle, j’étais en Ukraine et nous avons pris la décision d’aller chercher des patients dans un hôpital près du front pour les transférer par train dans un autre hôpital. Tout était risqué. Depuis le début du conflit, il y a eu plus de 150 attaques sur des infrastructures médicales en Ukraine. Les gares sont aussi des lieux ciblés. C’était un risque calculé, mais il faut assumer que tout cela peut mal tourner. Il y a des vies en jeu. J’établis toujours des plans à partir du pire scénario possible. Un leader n’a pas le loisir d’être jovialiste. Il doit être prêt à assumer ses décisions.»
Douter et faire preuve d’humilité
«Le doute peut être dynamique, affirme Robert Lepage. Plus on vieillit, plus on s’instruit et moins on a de certitudes. Le doute permet parfois de faire place à l’intuition. Quand j’étais étudiant au conservatoire, on faisait un exercice. On lançait un soulier, on fermait les yeux et on devait marcher à l’aveugle jusqu’au soulier et mettre la main à terre pour le saisir. On ouvrait les yeux, puis on refaisait l’exercice. Je me suis rendu compte que, dans le doute, on ajoute souvent un pas. C’est une sensation difficile à décrire, mais c’est ça l’intuition. Chez le leader, le doute n’est pas paralysant, il peut faire naître le pas qu’il manque.»
Pour Joanne Liu, au doute s’ajoute l’humilité chez un vrai leader. «Par exemple, dit-elle, les pays qui ont le mieux géré la pandémie ne sont pas parmi les plus riches. Les pays moins nantis possèdent un "savoir-être" en temps de crise. Les dirigeants des pays riches n’ont pas eu l’humilité de dire qu’ils étaient devant l’inconnu et d’agir en conséquence.»
Canaliser les énergies et s’affranchir des règles
Un leader connaît, lui aussi, l’échec, mais il en sort plus fort. «Le 3 octobre 2015, à Kunduz, en Afghanistan, témoigne Joanne Liu, un hôpital a été victime de cinq frappes aériennes… menées par les Américains. Des patients et des collègues sont morts, des Afghans ont été privés de soin. Nous étions en colère, nous étions tristes. Il a fallu canaliser ces énergies négatives et les transformer. On a voulu agir pour que de telles tragédies ne puissent se reproduire. Le 3 mai 2016, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution qui condamne les attaques sur des hôpitaux lors de conflits armés. À partir de l’échec, on a choisi de bâtir une solution.»
Finalement, selon les invités, un leader sait s’affranchir des règles au bon moment.
«Il faut faire exploser les cadres, explique Joanne Liu. Si on continue avec les mêmes schémas de pensée, rien ne change. J’aime faire des mariages improbables, réunir des gens de milieux différents, prendre conseil auprès de gens d’autres domaines. Ça ouvre des espaces de réflexion.»
Lucien Bouchard, de son côté, a rappelé cette anecdote selon laquelle Neil Armstrong, au moment d’alunir, a repris le contrôle de son appareil, au grand dam de Houston. «S’il suivait le plan, il alunissait sur une immense roche. Violer les règles, les conventions ou les plans, c’est parfois ça être un leader!»
Robert Lepage, dans la même lignée, a rappelé l’importance, en art, de «tuer son propre père», comme l’a dit Picasso. «On doit s’inspirer des grands maîtres qui nous enseignent, on doit digérer leur savoir, puis les "tuer", Pour créer, il faut savoir s’affranchir!»