9 avril 2022
Prendre soin: quand la vulnérabilité devient une force
Soigner n’est pas synonyme de guérir, et il n’est pas l’apanage des sciences de la santé. Le professeur de littérature Thierry Belleguic a mis sur pied plusieurs projets de recherche qui réunissent experts et artistes autour du geste, si humain, de «prendre soin».
Au cours des deux dernières années, la société québécoise a adopté des mesures sanitaires afin de protéger les personnes aînées et celles immunosupprimées. On s’est serré les coudes pour soutenir les plus vulnérables parmi nous. Jamais n’a-t-on autant invoqué le principe de «vulnérabilité» pour gouverner, réfléchir aux besoins de la communauté et modifier les habitudes.
Parallèlement à cette question s’est posée celle des soins aux personnes aînées, mise en lumière par le drame survenu dans les CHSLD au début de la pandémie. Depuis, le gouvernement a promis de revoir la gestion de ces établissements, où la notion de «prendre soin» est centrale.
«Vulnérabilité» et «prendre soin», deux idées au centre de bien des débats depuis quelques mois.
À l’Université Laval, elles sont au cœur de plusieurs projets dirigés par un professeur de littérature, Thierry Belleguic.
«Prendre soin, c’est l’origine de la civilisation. Un jour, quelqu’un a demandé à l’anthropologue Margaret Mead à quel événement remonte la civilisation. Cette personne devait s’attendre à ce que la réponse soit l’invention de la roue ou le contrôle du feu. La chercheuse a plutôt répondu que la civilisation est née avec un fémur réparé. Des fouilles archéologiques ont mis au jour un squelette dont le fémur a été cassé, puis guéri. Cela prouve qu’un être humain a pris soin d’une personne qui, au moment de sa blessure, ne pouvait chasser, cueillir, se défendre des bêtes, soit survivre par elle-même. Il a fallu qu’on la porte, la nourrisse, s’occupe d’elle jusqu’à sa guérison. C’est donc aussi de la vulnérabilité qu’est née la civilisation», raconte Thierry Belleguic.
Croiser les discours scientifiques et artistiques
Embauché à l’Université Laval en 1998 en tant que professeur de littérature du 18e siècle, Thierry Belleguic enseigne d’abord les œuvres des grands écrivains de cette époque: Voltaire, Diderot, Montesquieu, Sade, Choderlos de Laclos, Rousseau… Rapidement, il fonde avec des collègues un premier groupe de recherche sur la littérature d’Ancien Régime, le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres. Quelques années plus tard, il met sur pied avec d’autres professeurs le Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité XVIe-XVIIIe siècles, qui s’inscrit dans le prolongement du premier groupe.
Entretemps, il devient doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines (2007-2012), puis conseiller spécial du recteur à la culture et à l’innovation sociale (2012-2017). Ce dernier poste lui permet d’organiser au Musée de la civilisation la série d’événements Décoder le monde, de grandes rencontres interdisciplinaires réunissant chercheurs, artistes et grand public autour de larges thématiques comme «Âges et passages» ou «Robotique et intelligence artificielle».
De tels rendez-vous scientifiques et culturels, où on favorise le décloisonnement des savoirs, est quelque chose de tout naturel pour ce professeur. Spécialiste de Diderot – le maître d’œuvre du projet encyclopédique des Lumières –, Thierry Belleguic a été attiré par l’œuvre de cet écrivain parce qu’elle croise admirablement bien les discours scientifiques, philosophiques, esthétiques, politiques et moraux. Selon le professeur, on tire toujours profit de réunir plusieurs disciplines pour approfondir une question.
«À la fin de mon mandat de conseiller spécial à la culture et à l’innovation sociale, affirme-t-il, je voulais poursuivre dans cette voie de transdisciplinarité, continuer à créer des ponts entre scientifiques, chercheurs en sciences humaines et artistes. J’éprouvais aussi le désir de contribuer concrètement à la société. Bref, j’avais envie de faire œuvre utile.» C’est à ce moment qu’il pose les bases de la Communauté de recherche interdisciplinaire sur la vulnérabilité (CRIV).
L’idée de rassembler des gens de divers milieux autour du concept de vulnérabilité n’est pas sans lien avec des sujets qui le préoccupaient dans ses propres recherches. Déjà dans sa thèse de doctorat Météores: Diderot ou l’écriture de la passion, Thierry Belleguic s’intéressait au pathos. Par la suite, il s’est penché sur la représentation de la sympathie et du sentiment dans la littérature et la philosophie des Lumières.
De la passion à la sympathie, ainsi s’est peu à peu tracé le chemin vers l’étude de la vulnérabilité.
Des projets autour de la vulnérabilité
La Communauté de recherche interdisciplinaire sur la vulnérabilité, fondée en 2017, s’intéresse à toutes les formes de vulnérabilité: physique, psychologique, économique, juridique, etc. Aujourd’hui, près de 180 membres issus de tous les milieux s’intéressent à une ou plusieurs de ses 4 thématiques: la théorie, le récit, les arts et les technologies, les milieux de vie et de pratique.
En 2020, le professeur Belleguic croise la route de Jean-Pierre Després, directeur scientifique de Vitam, un centre de recherche en santé durable. Un nouveau projet naît de cette rencontre: le Vita-Lab. Ce laboratoire vivant vise à transformer l’imaginaire social du vieillissement en alliant les arts et la science. «Le Vita-Lab permet de lutter contre l’âgisme et la stigmatisation des aînés. On cherche des solutions concrètes aux problèmes vécus par ces personnes. On les aide à sortir de l’isolement ou à renouer avec le beau», explique son codirecteur, Thierry Belleguic.
Par exemple, la chorégraphe Marie-Noëlle Goy, directrice de la compagnie de danse Le Papillon Blanc et membre du projet Vita-Lab, crée des moments d’échange avec des personnes malades, en grande perte d'autonomie ou en fin de vie. «Dans l'espace et le temps de la maladie, l'art de la danse réintroduit du jeu, de la sensualité, du plaisir à ressentir, à découvrir le mouvement, à vivre de façon individuelle et collective. Il renvoie des émotions, introduit d'autres représentations du corps, d'autres gestes, d'autres regards, d'autres façons d'appréhender l'espace et le temps», témoigne la danseuse.
Également directeur d’Accès Savoirs, la boutique des sciences et des savoirs de l’Université Laval, Thierry Belleguic soutient d’une autre façon certaines formes de vulnérabilité. Grâce à Accès Savoirs, un jumelage est créé entre un organisme à but non lucratif (OBNL) qui a des besoins administratifs, juridiques, technologiques, informationnels ou autres, et un professeur qui, dans le cadre d’un cours, supervise ses étudiants dans la création d’une solution pour l’OBNL. «Les OBNL, déclare Thierry Belleguic, sont souvent des organismes vulnérables dans leur financement. C’est la responsabilité sociétale des universités de faire en sorte que les connaissances et les savoirs qu’elles génèrent profite à la société en général, et encore plus particulièrement aux vulnérables.»
Nouveau laboratoire sur la notion de «prendre soin»
Il y a quelques mois, le Vice-rectorat aux affaires externes, internationales et à la santé (VRAEIS) a chargé le professeur Belleguic d’une nouvelle mission: diriger le nouveau Laboratoire international associé (LIA) « Arts, société et mieux-être ». Créé à l’automne 2021, ce laboratoire réunit les facultés d’Aménagement, d’Architecture, d’Art et de Design, des Lettres et des Sciences humaines et de Médecine de l’Université Laval, ainsi que l’École universitaire de recherche CREATES (arts et humanités), la Faculté de médecine et la Villa Arson de l’Université Côte d’Azur. Cette nouvelle structure de recherche découle du partenariat privilégié entre les deux universités, signé en 2017.
Outre les chercheurs et les étudiants de disciplines aussi variées que la médecine, l’architecture et la création littéraire, le LIA entend inviter des artistes, des cliniciens, des acteurs communautaires et des citoyens à se joindre à sa réflexion. «Le LIA s’occupe du mieux-être en santé de façon large. Cela inclut, par exemple, le concept de santé démocratique. Le thème retenu pour les 3 premières années est le geste du soin et son rapport à la société. On propose d’explorer la notion de "prendre soin" dans les champs de la création, de l’analyse des mutations sociétales et de leur traduction culturelle, avec le souci de restituer à l’acte de création sa puissance transformatrice. On est encore à réfléchir et à mettre en place les modalités, mais c’est un projet très prometteur», affirme Thierry Belleguic.
Du 15 au 17 juin aura lieu une première école d’été organisée par le LIA et des partenaires. Intitulée «Les soignants s’invitent au musée», cette activité de formation professionnelle continue accueillera au Musée national des beaux-arts du Québec une douzaine de médecins généralistes qui participeront à des activités de réflexion et de création. Par des ateliers d’écriture, de danse ou d’arts visuels, les médecins pourront explorer leurs émotions, leurs blessures et leur propre fragilité.
Voir les choses différemment
«Tous mes projets se rejoignent, indique Thierry Belleguic. Ils ont un point commun: l’engagement envers la vulnérabilité et la coconstruction avec des communautés et des milieux vulnérables. Ces projets s’intéressent aux laissés-pour-compte, ils luttent contre la stigmatisation; ils accompagnent; ils favorisent la dignité humaine.»
S’il faut épauler les plus vulnérables, on ne doit toutefois pas percevoir la vulnérabilité uniquement comme une faiblesse, observe Thierry Belleguic. «La vulnérabilité est quelque chose que l’on partage tous. Chacun, à un moment de sa vie, connaîtra un épisode de vulnérabilité. Elle a aussi ses forces et ses vertus. Elle permet de poser un regard différent sur les choses», déclare-t-il, tout en rappelant que l’écrivaine Virginia Wolfe considérait sa maladie comme une chance de voir le monde sous un autre angle.
D’ailleurs, la littérature reste une préoccupation centrale pour le professeur, qui voit les arts comme une façon de réfléchir autrement à des enjeux. À titre d’exemple, il cite l’excellente série anglaise After Life, présentée sur Netflix, qui aborde d’une manière très intéressante, à la fois empathique et accessible pour le grand public, les questions de vulnérabilité et du soin. «Ces questions, dit-il, vont plus loin que les données quantitatives des sciences exactes. La maladie doit aussi être abordée sous un angle moins scientifique, plus subjectif et émotif. Ces connaissances aussi ont une valeur et apportent quelque chose de bon. C’est pourquoi je donne des cours comme Mots pour maux : écrire la maladie, narrer le soin, tout en continuant à enseigner la littérature du 18e siècle.»
«Travailler avec des artistes, ajoute-t-il, ça fait beaucoup de bien. Les artistes ont beaucoup de choses à nous apprendre, à nous, universitaires, par la façon dont ils abordent leur travail, par leur façon différente de voir les choses. Ils remettent de l’humain dans la société… et c’est ce qu’il faut faire.»
«S’encombrer des éléphants»
La vulnérabilité n’est pas non plus un échec. Trop souvent dans notre société, la maladie est perçue comme la faillite de la science médicale ou du système hospitalier. On fait du verbe «soigner» un synonyme de «guérir». Or, «soigner», c’est avant tout «prendre soin» et accepter la vulnérabilité.
«Quand on prend soin, soutient Thierry Belleguic, on reconnaît et on accepte l’interdépendance. Personne ne se construit seul; personne ne réussit seul. La vulnérabilité n’est pas un échec, c’est faire partie d’un tout.»
Le professeur rappelle ici ce qu’écrivait Romain Gary dans Les racines du ciel: si les hommes ne sont pas assez généreux pour se préoccuper des choses encombrantes, comme les éléphants, la civilisation est condamnée au déclin. «Il faut s’encombrer des éléphants, il faut s’encombrer des autres. Ce n’est pas un facteur de ralentissement. Ainsi se réalise l’humanité, c’est mon credo», conclut Thierry Belleguic.
Pour en savoir plus sur Thierry Belleguic, professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma.