«Viens, je vais te le faire visiter». Le couloir semble interminable. Soufiane se sent à la fois calme et empressé. Il n’a que 10 ans. Le bon ami de son père, Mustapha, est gynécologue-obstétricien.
Aujourd’hui, il visite pour la toute première fois un bloc opératoire dans sa ville natale, Alger.
Cette simple visite confirmera son rêve de devenir chirurgien.
«Un jour, mon père m’a amené voir une exposition à la Bibliothèque nationale, qui présentait une pierre lunaire issue de la mission Apollo. C’était très impressionnant, bien que je n’ai jamais pensé devenir astronaute (rires). Dans ma tête d’enfant, la chirurgie m’impressionnait beaucoup plus qu’une pierre lunaire. Je me répétais: Mustapha, lui, ouvre des ventres! (rires)»
Son parcours était vraiment tracé.
Des études en pleine guerre civile algérienne et guerre du Golfe
C’est en plein contexte de guerre civile algérienne que le jeune Soufiane, alors dans la vingtaine, fait donc ses études en médecine, puis sa résidence en chirurgie, à l'Université d'Alger. En 1991, soit peu de temps après la fin des frappes en Irak (durant la guerre du Golfe) et alors qu'il est résident en chirurgie, il se porte volontaire, en tant que membre de l'Union médicale algérienne, pour contribuer à une mission humanitaire de 45 jours à Baghdad. «C’était une expérience très marquante et enrichissante. De plus, le fait que nous venions d’Algérie pour aider les Irakiens faisait en sorte que nous étions très appréciés.»
En 1993, il devient chirurgien, mais le devoir national l’appelle alors qu’il doit faire son service militaire. La guerre civile algérienne étant loin d’être terminée, il fera donc… de la chirurgie de guerre. Des souvenirs qu’il préfère visiblement estomper de sa mémoire. «La chirurgie de guerre, vous savez, c’est une tout autre chose. Nous étions en pleine guerre civile. Chaque jour, il y avait des terroristes qui commettaient des attentats, alors on nous ramenait des blessés par bombes et par balle. Je préfère ne pas raconter davantage cette histoire, ce n’est pas très agréable.»
L’avenir des enfants avant tout
Après la fin de la guerre, en 1997, le visage d’Alger a changé. Pour Soufiane et sa femme, Naima, cela est clair: ils souhaitent un meilleur avenir pour leur fils, Reda, et leur fille, Lina, alors âgés de huit et quatre ans.
«Après être revenu de mon service national, j’ai travaillé à l’hôpital d’Alger à titre de chirurgien pendant trois ans, puis j’ai ouvert mon cabinet et j’opérais en clinique privée, explique Soufiane Bensaidane. Bref, ma femme et moi avions un très bon emploi, mais la société algérienne, qui était d’ailleurs alors très jeune, avait énormément changé. La qualité du système d’éducation et la morale s’étaient grandement détériorées. C’était invivable. De plus, les jeunes en place étaient pour la grande majorité traumatisés, évidemment en raison des moments atroces qu’ils avaient vécus à cause de la guerre. La criminalité augmentait. Nos enfants avaient commencé à aller l’école et pour nous, il n’était pas question de les laisser évoluer dans un environnement pareil. C’est alors qu’on a décidé de quitter notre pays pour nous établir au Canada.»
Quitter ses racines pour une toute nouvelle vie
La petite famille arrive en 2004 à Toronto. «C’est grâce à ma femme, qui était à l’époque ingénieure électrique, un métier alors très en demande, que nous avons pu obtenir notre statut d’immigrant. Ma formation de chirurgien n’était pas considérée en raison des règles d’équivalence en place.» Afin de pouvoir espérer pratiquer sa grande passion au pays, Soufiane Bensaidane n’a donc d'autre choix que de passer au travers le processus d’examens théoriques et pratiques pour faire valoir son diplôme de doctorat en médecine. «J’ai été chanceux; j’ai réussi rapidement à faire mes équivalences. Mais il me restait à obtenir ma spécialité, ma résidence en chirurgie. Malgré mes 10 années de pratique de la chirurgie en Algérie, cela était loin d’être gagné.»
En effet, car il apprend qu’il doit refaire entièrement sa résidence, qui dure cinq ans. Mais il est prêt à la faire, car après tout, se dit-il, qu’est-ce que cinq ans dans une vie? Il cogne alors aux portes de plusieurs universités, mais n’est aucunement retenu. En quelque sorte, il apprend qu’il ne pratiquera plus sa passion. Face à ce dur coup, il se questionne.
«J’avais alors 39 ans. J’ai proposé à ma femme de retourner seul en Algérie pour aller pratiquer ma profession et en me disant que je pourrais ainsi les soutenir financièrement et venir les voir régulièrement. Mais pour ma femme, il n’en était pas question. On devait tous rester ensemble. C’est alors que j’ai décidé de me trouver un emploi et que nous avons déménagé à Montréal.»
Enseigner pour le bien-être des communautés du Nord
Enseigner la médecine et la chirurgie mineure à des infirmières qui partaient sous peu pour le Grand Nord, tel était son nouvel emploi. «L’entreprise pour laquelle je travaillais, Solutions Nursing, m’avait d’abord envoyé à Kuujjuaq, village du Nunavik, afin que je prenne connaissance des besoins et du milieu. J’ai ensuite monté un cours pour des infirmières. C’était vraiment enrichissant. On leur donnait des cours de cardiologie, de pneumologie et de chirurgie mineure, dans lesquels on leur apprenait notamment à faire des points et à suturer des peaux. Puisqu’il n’y avait alors pas de médecin sur place, l’infirmière devait donc être vraiment autonome. J’ai adoré cette expérience. En fait, j’ai toujours adoré enseigner. Car enseigner, c’est s’obliger à être constamment à jour et, conséquemment, à être un éternel étudiant.»
Québec et naissance d’une nouvelle passion
Alors qu’il travaille pour la firme de Montréal, il découvre la médecine familiale, alors que quelques-uns de ses collègues la pratiquent. Deux ans lui suffisant pour obtenir cette spécialité, il décide de faire le grand saut et de retourner aux études. Il est accepté comme résident en médecine familiale à la Faculté de médecine de l’Université Laval. À l’été 2007, toute la petite famille déménage alors dans la Vieille Capitale.
«Vous savez, moi, j’étais chirurgien. Alors, pour moi, accueillir un patient qui me dit “J’ai un bobo sur la peau” ou “Je suis anxieux”, ce n’était pas, disons, ma tasse de thé, dit-il en riant. Mais j’ai toujours adoré apprendre et j’ai vraiment énormément appris. De plus, puisqu’il y avait alors de grands besoins pour des médecins d'urgence dans la région, j’ai donc fait les six derniers mois de ma résidence en travaillant. Ce qui était génial.»
Mais sa résidence ne s’arrête pas là. En 2007, alors qu’il est toujours résident, il monte un cours en chirurgie mineure pour ses collègues résidents en médecine familiale. Comme quoi sa passion ne s’effacera jamais. Ce cours est d’ailleurs toujours offert aujourd’hui au GMF-U (groupe de médecine de famille universitaire), lieu de formation pour les résidents en médecine familiale où on leur enseigne la chirurgie de la peau et où l'on retrouve une salle équipée pour la chirurgie mineure. «On parle, par exemple, de petits bobos sur la peau, comme des kystes sébacés, des petits cancers, des abcès ou des ongles incarnés. Bref, toutes des petites chirurgies que les médecins de famille peuvent faire. Aujourd’hui, nous sommes trois professeurs au GMF-U à l’enseigner.»
Comme le veut la coutume, une fois sa résidence terminée, chaque médecin doit aller travailler plus de la moitié de son temps en région. «Mauricie, Outaouais, Côte-Nord, Gaspésie, j’ai pas mal fait le tour du Québec. En fait, dit-il en souriant, je dirais que malgré mon origine algérienne, je connais certes le Québec beaucoup plus que certains Québécois».
Enseigner pour apprendre constamment
En fait, l’importance de la pratique en région est toujours demeurée au cœur des priorités de Soufiane Bensaidane. Aujourd’hui, et depuis 13 ans, il est professeur à l’Université Laval au sein du programme de médecine familiale, mais il est aussi responsable des stages en région, étapes obligatoires pour tout étudiant en médecine. Comme si cette autre grande passion, l’enseignement, l’avait rattrapé aussi.
«Notre but, c’est de faire tout en notre pouvoir pour améliorer les choses et rendre le stage encore plus attrayant, plus éducatif et plus formateur, mais aussi évidemment, pour valoriser et promouvoir la pratique médicale en région et en milieu rural. Régulièrement, je vais en région pour visiter les milieux et les stages, les organiser, etc. À vrai dire, c’est ce que je préfère dans mon emploi! De plus, un grand projet rassembleur et fort stimulant nous anime: dès septembre 2022, l’Université Laval offrira, en plus de Québec, le doctorat en médecine à Lévis et à Rimouski. Il y a aussi le projet de création d'un GMF-U (groupe de médecine de famille universitaire) à Sept-Îles, qui viendra augmenter le nombre de nos sites de formation post-doctorale en médecine familiale en plus de Baie-Comeau, Trois-Pistoles, Joliette et Gaspé. Ces actions augmenteront directement l’attractivité de la profession en région.»
Enseigner pour aider
En plus d’être professeur de clinique à l’Université Laval, d’être responsable des stages en région ainsi que des résidents du GMFU Laurier, Soufiane Bensaidane exerce également la médecine hospitalière à l’Hôpital Saint-François d'Assise (du CHU de Québec – Université Laval). De plus, il est chargé, avec l’une de ses collègues, Josette Castel – médecin clinicienne enseignante titulaire au Département de médecine familiale –, du Groupe d'intérêt des diplômés internationaux de médecine de l'Université Laval (GIDIMUL), qui a pour principal objectif d’accueillir et d’encadrer des diplômés en médecine hors Canada et États-Unis qui souhaitent poursuivre leurs études ici.
«En tant qu’anciens immigrants, nous sommes fort conscients du “repartir à zéro”, des difficultés que ceux-ci peuvent rencontrer. Or, nous sommes aussi la preuve même qu’il est possible pour eux de réussir. Les informations sont en place, mais parfois, les médecins qui arrivent de pays étrangers manquent de confiance en eux ou d’encadrement pour bien poursuivre leur route chez nous. Voilà pourquoi on leur donne, tout juste avant qu’ils commencent leur résidence, une formation d’une semaine dans laquelle on les encadre, on les rassure, on leur explique c’est quoi, la médecine familiale au Québec, les valeurs, etc. On fait même des simulations de cas cliniques, question de les mettre en confiance, de les préparer. De plus, ils peuvent nous contacter pour des conseils tout au long de leur formation universitaire.»
La passion et la famille pour toujours
Malgré les embûches et les obstacles, Soufiane Bensaidane n’aura jamais reculé, gardant toujours le cap sur sa passion de la médecine, de l’enseignement et de sa famille, ô combien importante. Il y a peu de temps, sa fille, Lina, terminait son barreau pour devenir avocate. Quant à son fils, Reda, il est présentement résident en neurologie à l’Université Laval. C’est d’ailleurs un père très fier qui prononce ces mots aujourd’hui: «En quittant notre Alger et en venant nous établir ici, j’ai acquis une certaine qualité de vie: je me suis mis à voir beaucoup plus mes enfants et à les voir grandir. Aujourd’hui, quand on constate, ma femme et moi, ce qu’ils sont devenus, on se dit : “après tout, on a très bien fait de venir”», conclut-il, la paix dans l’âme.
Soufiane Bensaidane est un homme passionné, déterminé et courageux qui aura marqué, certes à sa façon, l’histoire de notre université.
Le présent article est le deuxième de la série Visages de l’Université Laval, qui va à la rencontre d’humains provenant d’horizons divers et des quatre coins de la planète qui sont passés entre les murs de l’Université Laval.