
Les lemmings forment un maillon essentiel de la chaîne alimentaire terrestre dans l'Arctique. Les fluctuations de leurs populations, qui pourraient être exacerbées par les changements climatiques, affectent les nombreuses espèces qui s'en nourrissent.
— Mathilde Poirier
Les lemmings sont de petits rongeurs qui occupent un rôle central dans la chaîne alimentaire terrestre dans l'Arctique. Ils constituent l'une des principales proies des renards arctiques, hermines, harfangs des neiges et autres oiseaux de proie vivant à ces latitudes. Les effectifs des lemmings varient selon un cycle de 3 à 5 ans, un phénomène qui intrigue les scientifiques depuis longtemps. Ces fluctuations seraient liées à l'abondance de nourriture ou de prédateurs, mais certaines caractéristiques de l'habitat pourraient aussi être en cause.
Rappelons que les lemmings passent une bonne partie de l'année sous la neige. À l'île Bylot par exemple, cette période dure environ 9 mois, entre septembre et la mi-juin. Les lemmings creusent des réseaux de tunnels dans les premiers centimètres de neige et ils les utilisent pour se déplacer, trouver leur nourriture, y faire leur nid et se reproduire. Il peut y avoir quatre cycles de reproduction au cours d'un même hiver. «Lorsque la neige est dure, la dépense énergétique requise pour creuser ces tunnels augmente et l'accès à la nourriture est plus difficile, ce qui pourrait nuire à la reproduction et conduire à une diminution des populations», avance Florent Domine, chercheur à l'Unité mixte internationale Takuvik et au Centre d'études nordiques (CEN) et professeur associé au Département de chimie. «L'un des facteurs qui peut contribuer à la dureté de la neige est l'abondance des précipitations sous forme de pluie une fois le couvert de neige en place à l'automne. L'eau pénètre dans la neige, la température se refroidit et une couche très dure se forme à la base.»
Pour tester cette hypothèse, le chercheur s'est associé à Gilles Gauthier et Dominique Fauteux, du Département de biologie et du CEN, à Mathieu Barrère, de Takuvik, et à Vincent Vionnet et Marie Dumont, du CNRS et de Météo-France. Les analyses réalisées à l'aide de données enregistrées sur une période de 7 années sur l'île Bylot confirment leurs prédictions. Une fois le couvert de neige en place, l'abondance des pluies automnales est fortement associée au taux de croissance de la population de lemmings pendant l'hiver. «S'il n'y a pas de pluies à l'automne, la population de lemmings croît. À l'inverse, nous observons une décroissance lors des années où on enregistre des pluies automnales», résume le professeur Domine.
Ces résultats, qui viennent d'être publiés dans la revue Arctic Science, doivent maintenant être validés sur une plus longue période. Depuis 2013, l'équipe du professeur Domine récolte en continu des données sur la conductivité thermique de la neige – un indicateur de sa dureté – à l'aide d'un dispositif automatisé déployé sur l'aire d'étude à l'île Bylot. «Les modèles de changements climatiques prédisent que les événements de pluies automnales seront plus fréquents dans l'Arctique. Les lemmings risquent donc de devoir composer plus souvent avec des conditions de neige dures qui nuisent à leur reproduction.»
Par effet domino, la chute des populations de lemmings qui en découlerait pourrait avoir d'importantes répercussions sur les autres espèces arctiques. «L'effet peut être direct comme dans le cas du labbe à longue queue. Cet oiseau se nourrit principalement de lemmings et il peut passer une année sans se reproduire lorsque les populations de lemmings chutent. L'effet peut aussi être indirect. Par exemple, lorsqu'il y a peu de lemmings, le renard arctique se nourrit davantage des œufs et des petits de la grande oie des neiges. Le succès reproducteur de cette espèce subit alors les contrecoups du déclin des lemmings.»