J’ai connu Conrad Laforte à des titres divers. Comme étudiant d’abord – je crois bien avoir été des premières cohortes à qui il a enseigné à l’Université Laval il y a une quarantaine d’années –, puis comme collaborateur à l’édition de ses recueils de contes populaires et de quelques articles et, finalement, en tant que jeune collègue. En repensant à sa carrière, l’exemple de Conrad Laforte m’inspire trois leçons.
1. Embauché comme bibliothécaire-archiviste pour «mettre de l’ordre» dans les archives qui s’accumulaient, Conrad Laforte s’y employa en cataloguant pour la Bibliothèque tous les livres et en constituant tous les fichiers de consultation qui sont toujours actifs aux Archives de l’Université Laval. Parallèlement à son travail, il se fit étudiant et obtint tous les diplômes de la licence au doctorat. C’est ainsi qu’il gravit progressivement tous les échelons de la carrière universitaire, du chargé de cours au professeur titulaire. Sa détermination illustre combien il est vrai que des derniers deviennent les premiers… C’est la première leçon.
2. Avec ses maîtres, les Marius Barbeau, Félix-Antoine Savard et Luc Lacourcière, «qui lui ont tracé la voie», il s’était mis à l’écoute du peuple dont il avait noté les traditions directement sur le terrain. En se remémorant sa première collecte de conte auprès d’un informateur du rang de la Misère à Baie-Saint-Paul, il était visiblement heureux: «C’était le conte de Jean de Bois. J’ai tout enregistré. C’est un conte assez extraordinaire, rabelaisien; un conte très long. J’étais avec Mgr Savard puis Luc Lacourcière. Puis Mgr Savard riait fort, puis le conteur aussi il riait tout le temps, puis moi je riais aussi. Moi, je riais moins fort parce que je m’occupais de l’enregistrer: c’était mon informateur puis c’est moi qui faisais l’enquête. Ah! c’était agréable. Les relations avec Lacourcière puis Savard, l’équipe du début, là, c’était convivial.» Tout en découvrant ces «menteries drôles et merveilleuses» chez des gens humbles, simples comme lui, il s’émerveillait de la richesse inouïe de sa récolte et de la générosité de ses informateurs. Il aurait pu faire sienne cette parole: «Ce que tu as caché aux sages et aux intelligents, tu l’as révélé aux humbles et aux petits». Voilà ma deuxième leçon.
3. Amateur d’ordre, travailleur méthodique qui avait la patience nécessaire pour la recherche, Conrad Laforte était un homme volontaire qui savait ce qu’il voulait et qui a mené à terme l’essentiel de ce qu’il a entrepris. Toute son œuvre, large passerelle lancée entre l’Amérique française et la francophonie européenne, il l’a portée avec persévérance à la suite de ses maîtres. Au terme du Congrès international sur les ballades et les chansons folkloriques que Conrad avait attiré et organisé à l’Université Laval, Stefaan Top, président de la Commission de la Société internationale d’ethnologie et de folklore (SIEF), lui rendait ce témoignage: «Si l’Université Laval est à la tête dans le domaine de la chanson folklorique, c’est grâce entre autres à notre cher collègue Conrad Laforte, qui, presque annuellement, comme une sorte de couronnement de sa carrière, publie un livre important sur la chanson francophone. [...] N’oublions jamais que la Mecque des études sur la chanson francophone n’est ni Paris, ni Bruxelles, ni Genève, mais l’Université Laval à Québec.» Il me plaît de penser que la pierre posée par Conrad Laforte compte pour l’une des assises principales de la discipline en ce pays et que son exemple permettra à ceux qui désespèrent parfois de secouer la léthargie ou la morosité qui les menace à l’occasion, car Conrad Laforte nous a montré que Rome ne s’est pas faite en un jour… C’est ma troisième leçon.
Le jour de son 79e anniversaire, le 10 novembre 2000, à l’église Sainte-Anne-des-Pins de Sudbury, j’avais le plaisir de présenter Conrad Laforte au rang de docteur en lettres sacrées honoris causa de l’Université de Sudbury. Le Département de folklore et ethnologie de l’Amérique française, pour bien marquer ses 25 ans d’existence, avait choisi d’honorer un ethnologue de grand renom, qui, par sa formation et ses activités intellectuelles, possédait des liens bien nets avec notre institution. C’était notre façon de lui dire que nous partagions tout à fait l’avis de Benoît Lacroix: «Conrad Laforte, me disait-il, c’est vraiment une carrière réussie!».
JEAN-PIERRE PICHETTE
Chaire de recherche du Canada en oralité des francophonies minoritaires d’Amérique (COFRAM), Centre acadien de l'Université de Sainte-Anne Pointe-de-l’Église, Nouvelle-Écosse.