Elle est révolue, l’époque où des quartiers comme Saint-Roch ou Saint-Sauveur étaient le fief des familles ouvrières et des gens moins fortunés. Plus que jamais, ces secteurs se refont une beauté et attirent une nouvelle faune composée de professionnels et de jeunes familles. En revanche, plusieurs s’inquiètent des effets négatifs de la gentrification, comme la disparition de logements abordables et le déplacement de la population locale.
Pour mieux comprendre ce phénomène, Louis-Pierre Beaudry effectue une thèse de doctorat sur les dynamiques socioéconomiques dans la région de Québec. D’un quartier à l’autre, il conçoit des cartes en recoupant un lot important de données récoltées de 1971 à 2016: entre autres, la population par secteur, le salaire moyen des résidents, le nombre de logements sociaux, le taux de diplômés universitaires et la proportion de propriétaires et de locataires.
«Pour rendre compte de changements socioéconomiques au-delà des études qualitatives visant un quartier spécifique, aucune recherche n’avait été faite à l’échelle de la région de Québec dans une approche quantitative, souligne Louis-Pierre Beaudry. En analysant les dynamiques de gentrification, j’ai réalisé que les quartiers centraux se sont gentrifiés suivant différentes vagues depuis 1971, tandis que les quartiers de la première couronne, comme Saint-Rodrigue, Vanier et certains secteurs de Sainte-Foy, s’appauvrissent.»
Partout dans la ville, un constat: l’écart persistant entre les riches et les moins nantis. «Le principe est simple: les riches s’installent où ils veulent, les pauvres où ils peuvent. L’exemple le plus marquant est celui du plateau Sainte-Foy. On y trouve un clivage socioéconomique énorme entre ceux qui habitent le long de l’autoroute Maurice-Duplessis et ceux qui vivent au centre du secteur. Les logements denses entourés de stationnements et dénués de verdure servent d’écran à des maisons unifamiliales dans un quartier verdoyant.»
Ce secteur se situe dans la médiane de la région en termes de revenu annuel, avec un salaire moyen de 38 250$. On pourrait donc croire qu’il est composé de ménages de classe moyenne. Or, dans les faits, il accueille des gens qui font partie des 10% les plus pauvres de la population et d’autres qui font partie des 10% les plus riches.
Pendant ce temps, les quartiers ouvriers du centre-ville s’embourgeoisent et font l’objet d’une popularité grandissante. Les terrains vacants, de plus en plus rares, sont pris d’assaut par des promoteurs immobiliers et de nombreux bâtiments d’origine sont restaurés. C’est le cas particulièrement dans Saint-Sauveur, où près de 800 permis de rénovation ont été délivrés par la Ville de Québec depuis mai 2016. «Après une période dans les années 1980 et 1990 où plusieurs bâtiments publics ont été construits sans reproduire la trame typique des faubourgs, nous voici dans une nouvelle phase où n’importe quel petit terrain dans le centre-ville est la cible de constructions neuves. Au-delà des ménages qui choisissent de s’installer en ville, la gentrification est directement encouragée par le marché privé. Des promoteurs font des achats de friches ou de bâtiments désuets pour construire des immeubles avec de plus gros volumes afin de profiter de la valorisation du secteur.»
Des quartiers jadis mal aimés
Après la Seconde Guerre mondiale, le centre-ville se vidait. Avec l’arrivée de la voiture et la construction des autoroutes qui ont permis de connecter les banlieues, de nombreuses personnes ont quitté ces quartiers. De 1941 à 1961, la population de Saint-Roch a chuté de 13 450 à 6 815 résidents. De leur côté, les quartiers Beauport, Giffard, Charlesbourg et Sainte-Foy sont passés de 11 000 à 63 000 habitants.
«À cette époque, explique Louis-Pierre Beaudry, le centre-ville de Québec était l’un des plus pauvres au Canada. L’ascension sociale des habitants s’est faite par le départ vers la banlieue, à part dans quelques quartiers bourgeois comme Montcalm et certains secteurs de Sillery. Sur le plan politique, le centre-ville historique était vu comme un obstacle au progrès. Les faubourgs, avec leurs petites rues denses et étroites, étaient le contraire de l’idéal du monde moderne de l’automobile et des gratte-ciels.»
Cette période est marquée par de nombreux projets d’infrastructures routières. La construction de l’autoroute Dufferin-Montmorency entraîne son lot d’expropriations, forçant la communauté chinoise à s’exiler à Beauport ou à Sainte-Foy. On prévoit même construire un tunnel sous le centre-ville pour faciliter le déplacement des voitures.
C’est l’âge d’or du béton. Plusieurs maisons victoriennes de la Grande-Allée sont démolies pour construire la Colline parlementaire.
Le quartier Saint-Roch, épicentre de nombreux magasins qui ont fait sa renommée, subit la concurrence des nouveaux centres commerciaux de banlieue. De multiples fenêtres et vitrines sont placardées, ce qui lui vaut le triste surnom de «Plywood City».
Il faudra attendre les années 1990 pour que l’administration de Jean-Paul L’Allier revitalise ce quartier avec la création de logements sociaux, le financement d’ateliers d’artistes et l’aménagement du Jardin de Saint-Roch, entre autres initiatives. Rapidement, des établissements d’enseignement et des entreprises technologiques établissent leurs pénates à proximité, entraînant dans leur sillage des résidents plus fortunés. «C’est paradoxal: une des administrations les plus progressistes de l’histoire de la Ville de Québec, menée au pouvoir notamment grâce à l’appui des milieux communautaires, a été un acteur majeur de la gentrification de la Basse-Ville, rapporte le sociologue. L’intensité du phénomène dans les années qui ont suivi est certainement liée aux nombreux investissements publics dans ce secteur.»
En Haute-Ville, la revitalisation était déjà entamée depuis un moment. Dans Saint-Jean-Baptiste, ce sont des citoyens qui sont responsables du mouvement de valorisation. «Les statistiques de recensement montrent que ce quartier a été, de 1971 à 1981, au cœur d’une vague de gentrification marginale, c’est-à-dire une arrivée de gens éduqués, mais pas forcément riches: des universitaires sans emploi, des mères monoparentales, des membres de la communauté homosexuelle, etc. De nombreux services y étaient accessibles et les loyers étaient encore très abordables. De 1986 à 1996, la gentrification a pris une tournure plus économique avec l’installation de résidents plus fortunés attirés par la vie urbaine.»
Avec la pression sur le marché immobilier, des gens ont commencé à s’établir dans des quartiers périphériques plus abordables. Ces dernières années, la gentrification s’est étendue dans Saint-Sauveur et le Vieux-Limoilou. Dans Saint-Jean-Baptiste, il semble que le mouvement se soit stabilisé. «Depuis 2006, la gentrification a stagné, ce qui est étonnant pour un quartier aussi central et patrimonial. L’abondance de logements sociaux, qui assure une stabilité aux résidents défavorisés, et le cadre bâti dense, qui offre des logements exigus dans un contexte où l’espace de vie par personne ne cesse d’augmenter, peuvent expliquer ce plafonnement.»
Le chercheur observe par ailleurs que la gentrification est beaucoup moins marquée à Limoilou que dans des quartiers montréalais similaires, comme Rosemont. «Mon hypothèse pour expliquer cette différence est l’importance de la pollution environnante. Avec la proximité de l’autoroute Dufferin-Montmorency, d’une papetière et d’un incinérateur, certains ménages qui auraient été autrement attirés par le milieu vont choisir de s’établir ailleurs.»
Dans son ensemble, «la gentrification a évolué de manière modérée à Québec, préservant jusqu’à présent le caractère populaire de plusieurs quartiers, conclut le doctorant. Seuls les secteurs de Sillery et du Vieux-Québec Basse-Ville, qui sont dépourvus de logement social, font exception, comptant maintenant parmi les secteurs les plus aisés de la région.»