Retour dans les années soixante, à Puvirnituq, où commence la vie intra-utérine de Lisa. Sa mère n’a que 17 ans et son père, 19. Il travaille pour la Compagnie de la Baie d’Hudson. Les futurs grands-parents refusent qu’un Blanc épouse leur fille unique. Ils l’obligent plutôt à se marier avec un Inuk. «Un an ou deux après ma naissance, mes grands-parents ont décidé de me prendre chez eux, car ils craignaient des problèmes avec le mari de ma mère», raconte Lisa de sa voix douce. Une autre aurait peut-être trouvé la vie difficile; pas la petite fille en adoration devant son grand-père. Ce dernier l’appelait anaanak, ou mère, comme le veut la tradition inuite en hommage à un parent disparu qu’on voit revivre dans les traits d’un plus jeune.
Une vie de nomade
Dans son enfance, la jeune Inuk déménage souvent avec ses grands-parents et les autres enfants qu’ils ont adoptés, car son grand-père exerce les fonctions de ministre du culte anglican dans différents villages. «J’adorais changer d’école, je voulais voir le monde, aller ailleurs», se souvient dans un sourire la Lisa d’aujourd’hui. Rien d’étonnant avec une telle bougeotte qu’elle opte pour un séjour à Kitchener Waterloo en Ontario pour poursuivre ses études au secondaire. La voilà donc installée pour deux ans dans une famille où vivent aussi d’autres enfants de passage. Tout se passe bien à la maison, mais l’intégration à l’école s’avère plus difficile. L’adolescente opte donc pour Ottawa à quinze ans, car d’autres Inuits y suivent des cours. Après une adolescence tumultueuse, elle revient à Puvirnituq pour cause de cafouillage administratif, car le système d’éducation change à l’occasion de la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Ironie de l’histoire familiale, elle donne naissance à un garçon à 18 ans, à peu près l’âge de sa mère lors de sa propre mise au monde. Comme sa mère, Lisa ne vivra pas avec l’enfant, parti chez les grands-parents paternels.
La religion et la politique
Ne comptez pas sur cette femme, dont la voix ressemble au murmure d’un ruisseau cristallin, pour s’épancher et gémir sur son sort, cependant. De la même façon que la fatiguent les stéréotypes sur le taux de suicide effarant, la violence conjugale, celle faite aux enfants, bref les maux sociaux que les médias évoquent sans cesse quand ils parlent des Inuits, elle n’aime pas qu’on la prenne en pitié. «C’est vrai que chez nous la justice sociale n’existe pas et que lorsqu’un homme bat sa femme, les gens pensent que c’est elle qui a provoqué la violence, reconnaît-elle. La solution doit venir des Inuits eux-mêmes, car trop longtemps on leur a imposé des façons de faire.» Voilà pourquoi après un baccalauréat en science politique à l’Université Concordia dans les années 2000, elle vient d’entreprendre une maîtrise en anthropologie à l’Université Laval sous la direction de Louis-Jacques Dorais. Son but: comprendre de quelles façons la religion influence la vie politique inuite.
Immergée dans son enfance dans le culte anglican, Lisa Koperqualuk a assisté ensuite à la progression inexorable de la pratique pentecôtiste dans sa communauté. En théorie, les gens auraient dû changer en étudiant la Bible. Pourtant, constate l’étudiante, cela n’a eu aucun effet sur les problèmes collectifs dont souffrent les Inuits. Dans le même temps, le chamanisme qu’a longtemps pratiqué ce peuple croyant aux esprits a été encore plus diabolisé. «Je crois qu’il est temps pour nous de revenir à notre propre spiritualité qui fait véritablement partie de notre identité, énonce gravement l’étudiante. Pour avoir confiance en nous-même, il n’est peut-être pas nécessaire de faire appel à un Dieu venu d’ailleurs. Il faut se rappeler que le christianisme nous a été imposé.» C’est un cours de philosophie sur la connaissance qui l’a convaincue d’orienter ses recherches universitaires vers ce lien entre la politique et la religion, car on y posait la question de l’utilité de la croyance. Au fond, Lisa, qui avait pensé un temps exercer le métier d’infirmière pour soulager les souffrances physiques de son peuple, vient peut-être de se trouver une nouvelle vocation: aider les Inuits à s’interroger sur leur identité, à réfléchir sur leur façon personnelle de voir le monde. Une fois ces questions résolues, alors ils pourront sans doute choisir leur propre destin.