
Des rangers, des soldats d’élite de l’armée américaine, en situation de combat sur un théâtre d’opération en 2014.
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«[…] [V]ivre avec les symptômes du trauma, c’est comme vivre dans les abysses les plus profonds de l’enfer à l’exception que vous êtes en vie, bien réveillé, mais que vous vous sentez zombifié, englué dans ce monde de sensations insupportables. Mourir devient alors une tentation presque inévitable.»
Cette citation bouleversante remonte à 2020 et vient d’une ancienne technicienne médicale des Forces armées canadiennes, atteinte de stress post-traumatique de guerre. On la trouve en exergue de la conclusion de la thèse de doctorat en anthropologie de Servane Roupnel. Le 9 décembre, cette étudiante de nationalité française a fait la soutenance de sa thèse au pavillon Charles-De Koninck.
«Pour mon mémoire de maîtrise, explique-t-elle, je suis allée en France rencontrer d’anciens militaires pour savoir comment ils vivent dans la société avec un diagnostic particulier de santé mentale, le trouble de stress post-traumatique de guerre, explique-t-elle. Bien souvent, la première répercussion est qu’ils devaient quitter l’armée et se réintégrer dans la société en tant que civils. Cette recherche m’a amenée à ouvrir mon doctorat sur ce qu’est la réinsertion pour des militaires québécois socialisés dans une culture professionnelle bien spécifique dès leur jeune âge, on parle de 18 ans pour la plupart.»
Cet intérêt pour la chose militaire, la doctorante l’a depuis longtemps.
«Mon seul lien avec la communauté militaire, raconte-t-elle, est mon grand-père. Il faisait son service militaire à 18 ans et il a été conscrit pour la Seconde Guerre mondiale qui commençait. Il a participé au conflit jusqu’au moment où il a été fait prisonnier. Il a été le seul de son groupe d’amis à revenir de la guerre. Il n’a plus jamais été le même. Il n’a jamais rien raconté de son expérience. Il a vécu empreint de souvenirs de guerre dont il n’a jamais parlé à sa famille. Il est mort d’un cancer du foie dû à son alcoolisme. Aujourd’hui, on l’aurait diagnostiqué post-traumatisé de guerre.»
Un mal qui affecte autant les civils que les militaires
Au Canada, il n’existe aucune statistique officielle sur ce diagnostic particulier. Les données sont regroupées dans une catégorie plus générale relative à la santé mentale où l’on retrouve notamment les dépressions majeures et l’anxiété généralisée. On estime toutefois qu’une petite minorité, de l’ordre de 12%, des soldats ayant été en zone de guerre vont développer un stress post-traumatique.
Quant aux symptômes, ils sont diversifiés. Parmi eux, mentionnons les cauchemars, les hallucinations, la violence intrafamiliale, l’anxiété généralisée, les dépendances. «Le stress post-traumatique, souligne-t-elle, peut arriver 10 ans après avoir quitté les forces armées. La personne n’a jamais eu de problème de cette nature. Tout d’un coup arrive un événement qui lui rappelle le traumatisme subi au combat et qui va déclencher le stress qui va parfois amener cet ex-militaire au suicide.»
Le stress post-traumatique se traite habituellement par une psychothérapie, par des médicaments comme les antidépresseurs et les anxiolytiques, ou par une combinaison de ces deux traitements.
Selon Servane Roupnel, le stress post-traumatique peut s’observer autant chez les militaires que chez les citoyens qui n’ont jamais été soldats. Ainsi, un individu ayant été victime ou témoin d’un traumatisme peut être amené à souffrir de ce problème de santé. Avoir un accident de voiture, être braqué par une arme à feu, être témoin d’une agression dans la rue ou bien risquer de se noyer lors d’une baignade sont quelques exemples tirés du monde civil.
«Dans le monde militaire, poursuit-elle, le soldat est acteur du traumatisme du fait qu’il porte des armes avec lesquelles il est amené à blesser, à détruire, à tuer au nom de la nation. Un traumatisme peut résulter de l’explosion de son véhicule sur une bombe qui entraîne la perte d’une jambe. D’autres soldats, qui ont tiré sur des gens, sont traumatisés à cause des enjeux de morale associés au fait d’avoir tué soit un père de famille comme eux, soit la femme de quelqu’un parce qu’il y avait une menace. Dans le cas des militaires canadiens, beaucoup ont participé dans le passé à des opérations de maintien de la paix en tant que Casques bleus de l’ONU. En Bosnie, par exemple, les traumatismes sont venus du fait que les règles d’engagement les empêchaient d’agir. Ainsi, certains ont été témoins de femmes se faisant lapider sans pouvoir intervenir.»
Un échantillon diversifié
Dans sa recherche, la doctorante a réalisé des entretiens de type récit de vie et semi-dirigés auprès de 13 militaires ou anciens combattants post-traumatisés, 5 conjointes/ex-conjointes de militaires post-traumatisés, 2 anciens combattants non post-traumatisés et 7 professionnels de la santé. Les hommes avaient 40 ans en moyenne lorsque les entrevues ont eu lieu. Ils s’étaient engagés dans l’armée autour de 18 ans. Deux d’entre eux ont déclaré l’avoir fait après avoir vu les attentats-suicides du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Ils avaient le sentiment que leur territoire national était attaqué et qu’il fallait le défendre.
«J’ai eu de la chance, soutient-elle, j’ai eu une diversité de profils. J’ai eu très peu d’ex-conjointes, alors que le taux de divorce est élevé dans l’armée. Une seule d’entre elles continue à vivre avec son ex-conjoint parce qu’elle veut l’accompagner. Ils font chambre à part. Une veuve a perdu son conjoint, qui s’est suicidé du fait du stress post-traumatique quelques années auparavant. Les autres étaient des conjointes plus ou moins récentes. Ce qui se dégage est que la conjointe va principalement permettre aux anciens combattants de prendre conscience de leur problème de santé mentale et d’aller consulter un médecin.»
De façon générale, la réintégration à la société ne va pas de soi pour le militaire qui rentre de mission avec ou sans un stress post-traumatique. «On parle d’hommes ayant quitté leur foyer de 7 mois à un an, dit-elle. C’est énorme. La famille a continué à évoluer sans eux. Ils n’ont pas été là pour des moments très importants pour eux, comme les naissances et les décès. Quand ils reviennent, ils disent qu’ils vont pouvoir reprendre leur vie habituelle et aider leur conjointe dans la gestion de la famille. Mais non. Ce n’est pas comme ça que ça se passe.»
Pendant un an, il s'est créé de nouvelles habitudes dans la famille. La conjointe s’est habituée à vivre seule avec ses enfants. L’adaptation est difficile pour l’homme. Il doit retrouver une place qu’il a perdue.
«Un des interviewés était parti en mission lorsque son enfant était encore un bébé, indique-t-elle. À son retour, son fils ne l’a pas reconnu. Pour les post-traumatisés, les symptômes peuvent apparaître progressivement. Le conjoint peut avoir de plus en plus de cauchemars, des accès de violence. Il ne supporte plus rien, il s’isole.»
Pour un meilleur dialogue entre civils et vétérans
Selon Servane Roupnel, les ex-militaires post-traumatisés doivent être mieux soutenus pour réussir leur réintégration dans la société. Elle prône un meilleur dialogue entre civils et vétérans.
«Aujourd’hui, explique-t-elle, on les identifie comme des personnes malades. Ils doivent être pris en charge, ils doivent se faire aider. On va plutôt mettre la responsabilité sur l’individu. Or, il y a la responsabilité de la communauté qui doit les accueillir, les accompagner. Il faut une ouverture de ce côté. Ce n’est pas seulement eux qui doivent faire l’effort.»
Cette ouverture relative de la société à leur endroit découle du fait que le militaire qui a combattu en zone de conflit est perçu à la fois comme le héros guerrier qui a protégé la patrie, mais aussi comme celui qui a commis des actes que l’on compare parfois à des meurtres. Or, ces soldats tuent la plupart du temps par nécessité, que ce soit pour sauver leur vie ou celle de camarades, ou pour une mission où l’objectif était d’éliminer une cible.
Dans sa thèse, elle cite une professionnelle de la santé: «Je vois des individus dans mon bureau, puis j’essaie de leur redonner leur humanité. Je mise beaucoup là-dessus quand on parle de blessure morale. J’essaie de leur redonner… Parce que souvent ils sont là puis ils ont l’impression qu’ils ne sont plus des bonnes personnes, qu’ils ne sont plus des personnes même. C’est ça que je veux leur redonner. Parce que moi, je la vois leur humanité.»

À Bagdad, en août 2005, des militaires américains scrutent la zone d’atterrissage à la recherche de forces hostiles.
— U.S. Air Force - Russell E. Cooley