Le 25 juin 1991 constitue une date mémorable en Slovénie et en Croatie, deux États voisins bordés par la mer Adriatique, dans la péninsule balkanique, au sud-est de l’Europe. Ce jour-là, ces deux pays membres de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, une entité politique créée en 1945 après la Seconde Guerre mondiale, ont proclamé leur indépendance politique, après des mois de négociations, dans un contexte de vide politique amené par la fin de la guerre froide et la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Six pays constituaient cette fédération: la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie – laquelle comprenait les régions du Kosovo et de la Voïvodine – et la Slovénie. Or, la décision commune des gouvernements slovène et croate allait, par effet d’entraînement, précipiter la Yougoslavie dans une série de conflits meurtriers jusqu’en 2001.
«Les États membres, autres que la Serbie, voulaient la création d’États-nations, souligne Renéo Lukic, professeur associé au Département des sciences historiques de l’Université Laval et auteur, en 2013, d’un ouvrage sur la désintégration de la Yougoslavie. Pour sa part, le dirigeant ultranationaliste serbe Slobodan Milosevic avait comme projet de créer une Yougoslavie centralisée sous domination serbe. Mille neuf cent quatre-vingt-onze marque le début des violences. Pourtant, les choses auraient pu tourner autrement. En comparaison, il y a eu, à la même époque, un divorce à l’amiable en Tchécoslovaquie. Le processus politique a conduit à la création pacifique de la République tchèque et de la République slovaque.»
De 1991 à 1999, Milosevic a cherché à créer une Grande Serbie ethniquement homogène. Dans ce but, l’armée serbe a mené une guerre d’agression sur quatre fronts et conquis des territoires. Les conflits en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo auraient fait quelque 200 000 morts. De 1992 à 1995 en Bosnie-Herzégovine, des populations non serbes ont été expulsées, d’autres ont été victimes de nettoyage ethnique. On estime que plus de 700 000 réfugiés de ce pays ont pris le chemin de l’Europe occidentale. Des dizaines de milliers d’autres civils auraient été tués dans les opérations de nettoyage ethnique. En juillet 1995, plus de 8000 hommes et adolescents bosniaques musulmans furent massacrés à Srebrenica. Cette opération fut considérée comme un crime de génocide.
«Ces exactions, poursuit le professeur, ont amené la création à La Haye, par l’ONU en 1993, du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Sa première audience s’est tenue en 1995. Des chefs militaires ont été condamnés à vie, ou à de très lourdes peines. Des dirigeants serbes ont été condamnés pour persécution.»
Ces années de conflits ont été décrites par les observateurs européens et américains comme «une guerre civile incompréhensible», «une guerre de religion», ou «une série de conflits ethniques surgis d’une époque révolue». Au cours de cette période, l’Europe s’est comportée comme un observateur démuni, multipliant les initiatives diplomatiques sans jamais recourir à l’outil militaire.
«Les Européens étaient très réticents à intervenir militairement, car la Yougoslavie convenait bien au reste de l’Europe, indique-t-il. Elle ne menaçait pas comme une Corée du Nord, une dictature pouvant déstabiliser la région.»
L’entrée en jeu des États-Unis, en 1994, avec l’accord d’assistance militaire conclu avec la Croatie, allait changer la donne. Au sein de l’OTAN, les Américains ont mené des frappes aériennes contre les Serbes de Bosnie en août et septembre 1995. D’autres suivirent quelques années plus tard.
«La guerre de 1991, dit-il, a été le premier conflit majeur en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette rupture dans l’histoire du continent va façonner les politiques de l’OTAN et de ce qui était alors la Communauté européenne.»
L’avenir de la région passe par l’intégration à l’Union européenne
Le territoire de l’ancienne Yougoslavie est aujourd’hui constitué des six États d’origine auxquels s’est joint le Kosovo. Ces pays indépendants totalisent environ 22 millions de citoyens. À elle seule, la Serbie compte près de sept millions d’habitants. À ce jour, la Slovénie et la Croatie ont intégré l’Union européenne.
«Les cinq autres États qui n’ont pas joint l’Union européenne sont en attente, mais ils sont encore loin de leur objectif, soutient Renéo Lukic. Pour eux, l’Union est une organisation internationale très importante. Ils font tout pour répondre aux conditions d’entrée. Or, le fait de repousser les négociations contribue à une certaine instabilité dans les Balkans.»
Selon lui, cette région est devenue un no man’s land où s’exerce l’influence de grandes puissances extérieures, autoritaire ou totalitaire comme la Russie et la Chine.
«La Chine, poursuit-il, n’a que des ambitions commerciales. Dans le cas de la Russie, elle cherche à développer une seconde zone d’influence, la première étant les 14 républiques ayant succédé à l’URSS. À l’heure actuelle, la situation politique est assez compliquée. Il est donc important de créer des possibilités d’accélérer l’adhésion à l’Union. C’est le seul moyen de stabiliser la région et le seul moyen d’élargir l’espace de démocratie libérale contre les régimes autoritaires, totalitaires et populistes.»
La Slovénie a adhéré à l’Union en 1999, la Croatie en 2013. Au début du 20e siècle, toutes deux faisaient partie de l’empire austro-hongrois, lequel fut balayé par la Première Guerre mondiale. «La modernité que représente l’Union remonte à cette époque, explique-t-il. Or, les autres pays de l’ex-Yougoslavie sont restés sous la domination de l’Empire ottoman, une situation qui les a placés en retard avec la modernité.»
Selon le professeur, seule l’intégration des Balkans occidentaux à l’Union européenne permettra aux États de se rapprocher et de coopérer.
«Pour cela, dit-il, il faudra un minimum de consensus sur l’origine de la guerre de 1991-1995 et sa nature. La Serbie et la Croatie, par exemple, vivent une paix froide. Les États ont normalisé leurs relations, mais les sociétés évoluent séparément. Dans le cadre de l’Union, la réconciliation peut se faire. Dans l’Union, tous les membres sont égaux et dialoguent sur plusieurs niveaux.»