Angoisses, peurs, vertiges… Édouard Philippe ne craint pas d'utiliser ces mots qu'il accole à l'exercice du pouvoir. Lors de sa première visite au Québec, en septembre, le maire du Havre et ancien premier ministre français d'Emmanuel Macron de 2017 à 2020 s'est arrêté au pavillon Charles-De Koninck, dans le cadre des Rendez-vous de science politique. Venu partager ce qu'il retient de son expérience, il s'est présenté en disant être ni philosophe, ni professeur, ni théoricien du sujet. «Je ne suis même pas sûr d'être un exemple. Je dois vous dire que je me suis trompé plus souvent qu'à mon tour.»
Voici, selon lui, la première leçon à tirer de l'art de gouverner, qui incite à une forme d'humilité: «Quand on gouverne, on finit toujours par se tromper et ça finit toujours par se voir. Mais il est plus dangereux de renoncer à prendre une décision parce qu'on peut se tromper, que de prendre une décision en sachant qu'on peut se tromper.»
Durant une heure, devant une salle comble, il a expliqué comment on doit apprendre à vivre avec cette angoisse, sans se dissuader de ses responsabilités.
Lire, regarder, faire
À sa propre question «Est-ce que gouverner, ça s'apprend?», il a répondu par l'affirmative. Sa méthode à lui? «Pour apprendre à gouverner, il faut lire, il faut regarder et il faut faire.» Essais, biographies, livres d'histoire et même romans en disent long sur le pouvoir. Depuis le temps qu'on y réfléchit, dit-il, des choses très intelligentes sur le sujet ont été écrites.
Pendant 10 ans, Édouard Philippe a aussi carrément observé les faits et gestes d'Antoine Rufenacht, son prédécesseur et maire du Havre de 1995 à 2010. Il voulait connaître l'importance qu'il attribuait à telle ou telle chose, la façon dont il pouvait écouter ou ne pas écouter, s'engager dans un bras de fer ou être conciliant.
Sa troisième clé pour apprendre l'exercice du pouvoir est de gouverner, de vivre l'expérience. Il cite d'ailleurs son mentor Rufenacht à ce sujet: «La politique, ça s'apprend, ça s'apprend tôt. Comme ça, vous faites les bêtises que tout le monde fait quand personne ne vous connaît.»
Perdre 6 kilos en 10 jours
Mais la politique fait aussi peur, et selon lui, «elle doit faire peur». Une peur au ventre, une peur physique qu'il compare à un «vertige» devant l'ampleur des décisions à prendre, devant les responsabilités. En 2017, quand il a compris qu'Emmanuel Macron allait le nommer premier ministre, il relate avoir été pris de panique, avoir perdu 6 kilos en 10 jours, en se demandant s'il allait être à la hauteur de son mandat, de l'idée de ce que l'on se fait de soi-même.
Édouard Philippe raconte avoir vécu des moments de profonde angoisse en cours d'exercice. Il en cite deux. «En France, le premier ministre a la responsabilité de la police de l'air. Dans l'hypothèse où un avion non identifié ne répond plus, semble se diriger vers un centre urbain et représenter un danger, c'est lui qui prend la responsabilité de le faire abattre. Un général nous explique qu'il n'est pas impossible qu'un jour cette décision relève de votre compétence et qu'il faut s'y préparer intellectuellement, parce que ça surprend quand ça arrive. Et de fait, ça surprend quand ça arrive!»
Il a aussi vécu cette peur a posteriori, après l'incendie de Notre-Dame de Paris, alors que combattre les flammes devenait périlleux la nuit tombée pour les sapeurs-pompiers, que leur général estimait la chose très risquée, brandissant le spectre de l'effondrement, mais tout de même possible pour sauver ce joyau national. «Et il lève les yeux et vous regarde...» En traversant la cour des Invalides le lendemain, alors que la cathédrale était sauvée, que la France se réjouissait et saluait le courage des sapeurs, Édouard Philippe a eu une vision de cercueils drapés et a été pris d'un tremblement.
«Quand vous exercez, vous devez vous habituer à vivre avec cette angoisse.»
Du bonheur et de l'adaptation
En contrepartie, il évoque le bonheur de gouverner, la chance extraordinaire de ceux et celles qui, à un moment de leur histoire et de l'histoire de leur pays ont la possibilité de faire une différence. «C'est intéressant, c'est épanouissant même si c'est difficile et c'est quelque chose qui a du sens», dit-il, ajoutant le vivre comme un honneur.
Parmi ce qu'il retient de ses années au pouvoir, il utilise cette maxime: «Gouverner, c'est choisir; choisir, c'est renoncer». L'exercice est aussi difficile, car il faut savoir «quand on parle, de quoi on parle et à qui on parle». Il importe aussi de savoir s'adapter. «Quand vous gouvernez, vous êtes en permanence tenu de composer avec des choses très variées, avec l'inattendu, avec les circonstances, avec le tragique, avec la petite phrase malheureuse, avec la polémique du jour... Vous êtes en permanence tenu d'adapter votre comportement, votre politique à quelque chose qui non pas s'impose à vous, mais vient modifier le cadre que vous aviez imaginé pour mettre en œuvre ce que vous vouliez faire.»
Dernier constat d'Édouard Philippe: gouverner, c'est prévoir, construire des stratégies à long terme pour obtenir des résultats. «Probablement un des points faibles des gouvernements que j'observe», dit-il sans se croire au-dessus de la moyenne en la matière. Il explique: «Nous vivons dans un monde et dans un moment de l'Histoire où le présent nous écrase, où la connaissance du passé est souvent protestée et où la capacité à se projeter dans un lointain futur est presque déniée par l'ampleur des problèmes immédiats.»
«Quatre vertiges majeurs»
Édouard Philippe, aussi dirigeant du parti politique Horizons fondé il y a un an, a évoqué ce sur quoi ceux et celles qui gouvernent, qui voient d'autres gouverner, qui conseillent ou critiquent les gouvernements ont à réfléchir. Il parle de «quatre vertiges majeurs».
Le premier est démographique, avec des prévisions démographiques qui font état d'un chiffre d'environ 10 milliards d'humains à la fin du siècle. «Ça change tout! Pression sur les ressources, utilisations des terres agricoles… On a là quelque chose d'incroyablement compliqué à gérer.»
S'ajoute à cela une deuxième évolution vertigineuse, dit-il, l'anthropocène, soit le monde façonné et déformé par la présence de l'homme (dérèglement climatique, menace sur la biodiversité, effets sur les populations…).
Comme troisième vertige, il nomme la révolution technologique, avec le développement rapide de l'intelligence artificielle, alors que la «machine prend le pas sur la capacité de l'homme à apprendre, peut-être même à juger et à prendre des décisions».
Il soulève enfin l'extraordinaire montée en puissance de la Chine, d'un point de vue économique, militaire, scientifique, et qui transforme la planète.
Comment l'art de gouverner saura s'adapter à ces «vertiges»? «À vous d'y répondre», a-t-il lancé à l'auditoire en guise de conclusion.
Le jeudi 13 octobre, les Rendez-vous de science politique recevront cette fois Colin Bennett, professeur de science politique à l'Université de Victoria, en Colombie-Britannique. Lors de sa conférence, prononcée en anglais, il sera question de collecte de données personnelles par et pour les partis politiques et de gouvernance de la protection de la vie privée.