Au cours des trente dernières années, les effectifs du pékan ont connu une augmentation au Québec pendant que ceux de la martre d'Amérique déclinaient. Sachant que les aires de répartition et le régime alimentaire des deux espèces se chevauchent, on aurait pu croire que le pékan, une espèce trois fois plus costaude que la martre, se servait de cet avantage physique pour exclure cette dernière. Il n'en serait rien, du moins pas à l'automne, si on en juge par un article qui vient de paraître dans le Journal of Mammalogy. Pour faire cette démonstration, les chercheurs ont dû faire un tri dans plus de 2 millions de photos!
En effet, afin de déterminer si la présence du pékan influençait celle de la martre, les chercheurs ont installé 49 appareils photo dans leur aire d'étude au Témiscamingue. Ces appareils photo étaient placés à 5 mètres d'un appât, une demi-carcasse d'orignal dissimulée sous une pile de billots et de sapinage. La martre et le pékan ont un régime alimentaire varié et ils ne lèvent pas le museau sur des restes de cerfs de Virginie ou d'orignaux tués par des loups ou morts naturellement.
«Les appareils photo étaient en activité de la mi-octobre à la mi-décembre en 2015 et 2016. Chaque fois qu'un mouvement était détecté devant l'objectif, l'appareil prenait trois photos. Cela nous a permis d'obtenir beaucoup d'images de pékans et de martres, mais nous avons aussi énormément de photos de corbeaux et de corneilles ainsi que des photos de loups, de coyotes, d'ours, de lynx du Canada, de renards roux, de ratons laveurs, de moufettes, de pygargues à tête blanche et d'aigles royaux», raconte la première auteure de l'étude, Pauline Suffice, professionnelle de recherche à la Chaire le leadership en enseignement en foresterie autochtone de l'Université Laval et membre du Centre d'étude de la forêt et du Centre interuniversitaire d'études et de recherches autochtones.
Pour développer leurs analyses, les chercheurs ont fait appel à l'expertise de 41 trappeurs, dont 27 trappeurs autochtones des communautés algonquines de Hunter's Point, Kebaowek, Kitcisakik et Timiskaming. «Leurs connaissances de la martre et du pékan ont servi à préciser les éléments clés de l'habitat de chacune de ces espèces. En plus, leurs observations nous ont permis de documenter une extension vers le nord de l'aire de répartition du pékan survenue au cours des deux dernières décennies», ajoute Pauline Suffice, qui a mené ces travaux dans le cadre de ses études doctorales à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
Au terme de leurs analyses, les chercheurs arrivent à un constat net: la présence du pékan n'affecte pas celle de la martre. Comment cela est-il possible considérant que tout les prédispose à être des compétiteurs? «Les ressources sont abondantes à l'automne et il se peut que ce ne soit pas un facteur limitant. Les choses sont peut-être différentes en hiver.» Pour tirer la question au clair, les chercheurs analysent présentement les images obtenues à l'aide des caméras, mais cette fois en automne et en hiver 2020 et 2021. Ils prévoient aussi étudier, à une échelle temporelle plus fine, les patrons d'activité quotidienne des deux espèces afin de vérifier si elles adoptent des comportements pour éviter d'entrer en compétition.
Ces travaux ont aussi permis de raffiner les connaissances au sujet des préférences de chaque espèce en matière d'habitat. «Le pékan ne semble pas avoir de préférences particulières en automne. On le retrouve un peu partout dans notre aire d'étude. Par contre, nos résultats confirment l'importance des vieilles forêts conifériennes denses pour la martre, souligne Pauline Suffice. La martre d'Amérique est dépendante de cet habitat et, dans une perspective de gestion intégrée des ressources, les aménagements forestiers doivent en tenir compte.»
Les autres signataires de l'étude parue dans le Journal of Mammalogy sont Marc Mazerolle, de l'Université Laval, Louis Imbeau et Hugo Asselin, de l'UQAT, Marianne Cheveau, du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, et Pierre Drapeau, de l'Université du Québec à Montréal.