Les effectifs de la grue du Canada ont connu une croissance soutenue au Québec au cours des deux dernières décennies et les habitats propices à la nidification de cette espèce sont loin d'être saturés. Il faut donc s'attendre à ce que cette croissance se poursuive, une nouvelle qui risque de déplaire aux producteurs de céréales aux prises avec ce grand échassier qui fait le plein dans leurs champs pendant les migrations automnales.
Voilà ce qui se dégage d'une étude publiée dans The Journal of Wildlife Management par une équipe de l'Université Laval et du Service canadien de la faune. Ces chercheurs ont documenté l'extension d'aire de la grue du Canada en sol québécois entre 2004 et 2019, en plus de préciser les caractéristiques de l'habitat recherché par cette espèce pendant la nidification.
Pour réaliser cette étude, les chercheurs ont fait appel à trois sources de données: les inventaires par hélicoptère réalisés annuellement par le Service canadien de la faune, l'Atlas des oiseaux nicheurs du Québec et eBird, la base de données du Cornell Lab of Ornithology et de la National Audubon Society.
À noter que ces deux dernières sources compilent des observations effectuées bénévolement par des ornithologues de tout calibre. «Les données provenant de la science citoyenne comportent une certaine part d'incertitude, mais elles fournissent tellement d'information qu'elles nous permettent d'améliorer nos estimations», commente l'un des auteurs de l'étude, Marc Mazerolle, professeur au Département des sciences du bois et de la forêt et chercheur au Centre d'étude de la forêt de l'Université Laval.
L'analyse de ces données montre que la progression de la grue du Canada s'est faite d'ouest en est au Québec pendant cette période. D'abord présente en Abitibi et au Témiscamingue, l'espèce a atteint le centre du Québec et elle niche maintenant dans la région du Lac-Saint-Jean. Il s'agit là d'un fait inusité, soulignent les chercheurs. Dans l'hémisphère nord, les extensions d'aire des oiseaux se déroulent habituellement du sud vers le nord.
Au moment de choisir l'emplacement de leur nid, les grues du Canada ont un fort penchant pour les habitats humides dépourvus de couvert forestier. La proximité de terres agricoles a peu d'importance pendant cette période de l'année. «Comme les habitats propices à la nidification de cette espèce sont encore sous-utilisés dans l'ouest et dans le centre du Québec, le nombre de grues du Canada va probablement continuer d'augmenter dans les années qui viennent», avance le professeur Mazerolle.
Les grues du Canada présentes au Québec feraient partie de la population de l'est de cette espèce. On estime qu'elle compte environ 75 000 individus, surtout concentrés en Ontario. Sa croissance annuelle dépasserait 10%. Selon le Service canadien de la faune, environ 6500 couples de grues nichent dans les régions boréales du Québec. «Dans certaines régions d'Abitibi et du Lac-Saint-Jean, les densités peuvent atteindre huit couples par 100 kilomètres carrés, mais dans l'ensemble du Québec méridional, on retrouve moins d'un couple par 100 kilomètres carrés», précise le chercheur.
Presque disparues au début du 20e siècle, les grues du Canada ont remonté la pente grâce à la Convention concernant les oiseaux migrateurs, signée par le Canada et les États-Unis en 1916. Au Québec, le premier nid de cette espèce a été signalé en 1981, à la baie James.
Depuis, l'augmentation du nombre d'hectares consacrés à la culture des céréales en Abitibi et au Lac-Saint-Jean aurait favorisé la progression des grues. D'ailleurs, à l'automne, elles s'attroupent parfois par centaines dans ces champs, causant localement d'importantes pertes aux producteurs. Ces derniers aimeraient bien qu'une chasse à la grue du Canada soit autorisée au Québec, comme elle l'est en Saskatchewan, en Alberta et au Yukon.
«Même si les rassemblements automnaux sur les terres agricoles donnent l'impression qu'il y a beaucoup de grues du Canada au Québec, l'espèce est encore relativement rare ici, souligne le professeur Mazerolle. Il serait prématuré de vouloir en réduire les effectifs par la chasse. Pour l'instant, il me semble plus sage de mieux compenser les pertes subies par les producteurs agricoles.»
L'étude publiée dans The Journal of Wildlife Management est signée par Clara Casabona I Amat, Antoine Adde, Marc Mazerolle et Marcel Darveau, de l'Université Laval, et par Christine Lepage, du Service canadien de la faune.