Une institution en mutation
Pierre Hébert dénonce l'érosion
de l'autonomie universitaire
Depuis une dizaine d'années, des changements structurels
majeurs ont eu comme effet d'éroder l'indépendance
de l'institution universitaire, un lieu caractérisé
notamment par l'autonomie de la recherche. Contrats de performance,
programme de chaires de recherche du Canada, ententes avec le
secteur privé, accentuation de la recherche de groupe,
avancée de la recherche à incidence pratique, transformation
majeure en cours au Conseil de recherches en sciences humaines
du Canada, de nombreux changements ont amené une remise
en question de l'indépendance traditionnelle des universités,
et ce, autant au niveau des professeurs et des champs disciplinaires
que de l'institution elle-même. Ce portrait de la situation,
Pierre Hébert, professeur de littérature à
l'Université de Sherbrooke, l'a brossé le mercredi
15 mars, lors d'une conférence prononcée à
l'Agora du pavillon Alphonse-Desjardins dans le cadre des célébrations
du vingt-cinquième anniversaire de la CADEUL.
Selon l'auteur de l'essai La nouvelle université guerrière
publié chez Nota Bene en 2001, un discours s'est peu à
peu implanté. "Dans une économie dite mondialisée
et à l'ère de l'économie du savoir, a expliqué
Pierre Hébert, l'État a besoin du capital intellectuel
des universités et voit d'un bon il le rapprochement avec
le secteur privé consécutif au sous-financement
par les gouvernements. D'où ce paradoxe: tout en se désengageant
financièrement, l'État exerce des pressions pour
que l'université soit son principal appareil producteur
de savoir." Selon lui, les universités sont en danger
de censure. Sauf que, contrairement à la censure classique
qui interdit, cette censure oblige plutôt à dire,
à faire, à mener des recherches de telle ou telle
manière. "Dans un contexte où l'érosion
de l'autonomie se combine à la pression censoriale, a-t-il
affirmé, le risque m'apparaît immense que la connaissance
et que ceux qui la font, professeurs comme étudiants,
soient instrumentalisés, c'est-à-dire déterminés
en fonction de leur utilité et de leurs retombées
sociales au profit des pouvoirs publics et, en bout de ligne,
de l'État."
"Les universités sont en train
de passer d'un service public à une organisation de type
entrepreneurial, d'une institution au rôle culturel et
critique à une organisation orientée vers l'innovation."
De la notion de compétitivité
À l'automne 2005, Pierre Hébert a assisté
à Ottawa à un colloque sur l'éducation supérieure.
"Ce qui m'a déconcerté, a-t-il raconté,
était le langage unique. Il s'agissait d'être compétitif
dans l'économie du savoir. Cette valeur précédait
toute discussion. Diable que ça ressemblait au novlangue
orwellien de 1984!" Selon lui, les universités
sont entrées dans un système téléologique
fondé sur une volonté de puissance. "L'État,
a-t-il dit, a besoin d'institutions productrices de savoirs qui
soient compétitives dans le cadre d'une volonté
de puissance qui vise essentiellement à être les
meilleurs." Pierre Hébert a rappelé qu'une
nouvelle logique de distribution de fonds publics s'est peu à
peu implantée en recherche en fonction des secteurs performants.
"Le programme de chaires de recherche du Canada, a-t-il
souligné, met en vedette les secteurs forts d'une université
mais, à mon sens, il déstabilise le corps professoral
en déterminant lesquels des professeurs peuvent recevoir
une chaire ou non."
Pour Pierre Hébert, il est clair que le milieu universitaire
vit présentement une mutation importante, un changement
de paradigme. "Nous sommes en train de passer d'un service
public à une organisation de type entrepreneurial, d'une
institution au rôle culturel et critique à une organisation
orientée vers l'innovation." Selon lui, il faut réagir
à la perte d'autonomie des universités. En ce sens,
il suggère notamment de créer un conseil des universités
indépendant sur le plan politique et d'inclure de nouveaux
professeurs dans les instances administratives et syndicales
des universités. "Peut-être, a-t-il ajouté,
pourrions-nous aussi appliquer le principe de Montesquieu dans
L'esprit des lois: "À tout pouvoir doit correspondre
un contre-pouvoir." Mais à l'Université de
Sherbrooke, plus de 80 % des membres du Conseil d'administration
sont des gens d'affaires. Je ne suis pas sûr que ce soit
le contre-pouvoir dont nous avons besoin."
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