De la vertu au marketing
Le discours sur l'épargne des caisses
populaires Desjardins ne sonne plus de la même façon
qu'il y a 50 ans
"Puis la liberté délogea la vertu":
le titre du mémoire de maîtrise en anthropologie
de Martin Lambert résume à lui seul l'évolution
de la notion d'épargne au sein des caisses populaires
Desjardins. De 1950 à nos jours, le discours promotionnel
émanant de la plus importante institution financière
au Québec aura fortement contribué à modeler
cette notion. Proposée comme une vertu collective il y
a un demi-siècle, l'épargne est aujourd'hui considérée
comme un acte purement individuel de gestion des avoirs et des
dépenses assurant un potentiel d'achat menant lui-même
vers la liberté.
"D'une époque à l'autre, aux heures de propagande
comme aux heures de marketing, on retrouve les notions de responsabilité,
d'autonomie financière et de refus du gaspillage chez
Desjardins, explique Martin Lambert. C'est la façon dont
on les a défendues qui a changé." Pour les
fins de son étude, Martin Lambert a notamment analysé
tous les articles traitant de promotion de l'épargne,
de publicité ou de marketing parues dans deux revues publiées
par le Mouvement Desjardins: Ma Caisse et La Revue
Desjardins, qui ont vu respectivement le jour en 1952 et
en 1935.
Éducation, consommation
"Lors de la fondation des caisses par Alphonse Desjardins,
en 1900, c'est l'Église qui teinte le discours sur l'épargne,
dit Martin Lambert. On fait de l'épargne une vertu catholique,
une manière de se comporter propre à assurer aux
Canadiens français la force de caractère et la
droiture morale qui vont soutenir une vie ordonnée par
les préceptes de justice, de prudence, de force et de
tempérance." Rédigé par l'abbé
Philibert Grondin en 1910, le Catéchisme des caisses
populaires témoigne d'ailleurs de l'esprit ambiant:
"Canadiens français, économisons notre argent,
gardons-le chez nous et nous sommes sauvés", peut-on
lire dans cette manière de bible catéchisme qui
sera éditée à 15 reprises jusqu'en 1961.
À partir des années 1960, la société
québécoise change en même temps que le discours
sur l'épargne. L'heure de la liberté a sonné.
Si le mouvement Desjardins continue à vouloir éduquer
ses membres à l'importance de l'épargne et à
l'écueil que peut représenter la consommation,
on assiste à un revirement complet du discours sur l'épargne,
alors que Desjardins se lance à fond de train dans la
publicité au début des années 1970. Durant
la décennie suivante, la notion d'éducation ne
fait déjà plus partie du message. Desjardins passe
à une autre ère, celle du marketing. Le mouvement
sort l'artillerie lourde, commande des études de marché,
cherchant à établir le profil de sa clientèle
afin de viser le plus possible dans le mille.
"En 1990, l'apparition du marketing direct, qui laisse croire
au client qu'on le connaît personnellement alors qu'il
correspond à un segment et donc à un numéro,
et l'ampleur qu'il semble appelé à jouer aujourd'hui
chez Desjardins, laissent songeur, dit Martin Lambert. Par un
subterfuge, on tente de recréer cette époque où
tout le monde connaissait tout le monde et où la paroisse
était non seulement au coeur des caisses, mais aussi au
coeur de la vie sociale. Cette illusion du retour au contact
paroissial, en quelque sorte une duperie, est plutôt dérangeante
surtout quand on sait que, dans les années 1960, les hérauts
de Desjardins se sont érigés contre la publicité,
qu'ils jugeaient trompeuse et mensongère."
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