Une invasion biologique
Un roseau originaire d'Eurasie envahit le territoire
québécois et refoule le roseau indigène
dans ses derniers retranchements
Depuis une quarantaine d'années, le Québec est
pris d'assaut par une plante qui prolifère en cinquième
vitesse, surtout en bordure des autoroutes. Le roseau commun
que Marie-Victorin décrit dans la Flore laurentienne
comme très clairsemé sur le territoire québécois
forme maintenant de vastes colonies qui s'étendent
sur plusieurs kilomètres dans le Sud du Québec.
Une équipe du Centre de recherche en aménagement
et développement (CRAD), dirigée par Claude Lavoie
et François Belzile, a découvert la cause de cette
spectaculaire explosion: la plante en question n'est pas le roseau
commun indigène, mais une sous-espèce de roseau
commun, originaire d'Eurasie, qui lui ressemble beaucoup. "Il
s'agit d'une espèce exotique, envahissante et transformatrice.
Nous sommes devant une invasion biologique", a résumé
l'étudiant-chercheur Benjamin Lelong, lors du colloque
étudiant du CRAD, qui se déroulait récemment
sur le campus.
Photo Benjamin Lelong
Grâce à des analyses génétiques
effectuées sur 289 spécimens de roseau conservés
dans des herbiers, l'étudiant-chercheur a établi
que le roseau exotique était présent au Québec
dès 1916. Toutefois, l'envahisseur est resté dormant
jusqu'en 1950, comptant pour à peine 9 % des spécimens
de roseau d'herbier. Dans les années 1960, ce chiffre
grimpe soudainement à 50 %. L'inventaire que l'étudiant-chercheur
a conduit depuis la frontière ontarienne jusqu'à
Anticosti indique que près de 90 % des colonies trouvées
dans les marais du fleuve Saint-Laurent et 99 % des colonies
situées dans les marais ou les canaux de drainage adjacents
au réseau autoroutier sont maintenant composées
de roseau exotique.
Le Québec ne compterait plus que 26 colonies de roseau
indigène réparties dans six zones refuges: le sud-est
du lac Saint-Jean, la baie des Chaleurs, le Bas-Saint-Laurent,
les îles de Sorel, les îles de la Paix dans le lac
Saint-Louis et le lac Saint-François. "Il n'y a jamais
eu beaucoup de roseaux indigènes, mais il y en a encore
moins qu'avant, soutient Claude Lavoie. Dans les îles de
Boucherville par exemple, le roseau exotique a remplacé
le roseau indigène. Les bas niveaux d'eau du fleuve enregistrés
depuis quelques années pourraient favoriser encore plus
la progression du roseau exotique."
Corridors autoroutiers
La prolifération du roseau exotique a coïncidé
avec le développement des autoroutes au Québec,
souligne l'étudiant-chercheur Yvon Jodoin: "Les perturbations
de la végétation causées par les travaux
de construction ont favorisé son établissement
et sa dissémination le long de ces corridors. En plus,
le roseau exotique est trois fois plus tolérant au sel
que le roseau indigène." En 2003, l'étudiant-chercheur
a parcouru 2 800 km pour cartographier les colonies de roseau
en bordure des autoroutes du Québec, ce qui lui a permis
d'établir que 24 % des bas-côtés des autoroutes
sont envahis par cette espèce. Dans la région de
Montréal, ce chiffre fluctue entre 70 et 100 %. Ses analyses
ont révélé que la taille des colonies augmente
en fonction de la température régionale, de l'âge
de l'autoroute et de la proximité des grands champs agricoles
(probablement en raison du lessivage d'engrais). Par contre,
les bandes boisées freinent l'expansion de l'envahisseur
hors de la bande de terrain occupée par l'autoroute.
La présence du roseau en bordure des autoroutes offre
tout de même certains avantages, souligne Claude Lavoie.
Les colonies très denses retiennent la neige, préviennent
l'éblouissement causé par les phares d'autos et
captent même certains polluants. Malheureusement, elles
contribuent aussi à appauvrir la diversité végétale
en étouffant la compétition, constituent des habitats
de piètre qualité pour la faune et obstruent les
fossés de drainage des routes et des champs agricoles.
"C'est peine perdue que de tenter d'éliminer le roseau
exotique, affirme le chercheur. Il faut plutôt tenter de
contenir sa progression. Comme il ne tolère pas l'ombre,
on pourrait y arriver en maintenant les bandes boisées
existantes et en plantant des arbustes dans des endroits stratégiques
qui pourraient lui servir de voies de pénétration,
entre autres là où les autoroutes passent à
proximité du fleuve, comme l'autoroute 40 près
du lac Saint-Pierre."
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