
Le courrier
Lettre ouverte à la communauté universitaire
Monsieur Michel Pigeon
Recteur de l'Université Laval
Rectorat
Pavillon des Sciences de l'éducation
Université Laval
Québec (Québec) G1K 7P4
Monsieur le recteur,
Cette lettre est une réponse à votre courriel
du 9 février 2006 diffusé à toute la communauté
universitaire de Québec. Elle vise à vous révéler
des arguments expliquant le bien-fondé des objections
de la communauté des inventeurs de l'Université
Laval (UL) au Projet 2005 de règlement sur la propriété
intellectuelle (PI). Nous espérons ainsi prévenir
une transgression à la liberté académique
des membres de l'UL et corriger la fausse assertion selon laquelle
les inventeurs ne veulent pas partager équitablement le
fruit de leurs découvertes avec l'UL.
Attendu que les chercheurs sont payés à même
les fonds publics et que la recherche est subventionnée
par l'État, vous considérez que les chercheurs
doivent céder à l'UL les droits de PI sur leurs
inventions lorsque celles-ci ont été réalisées
avec l'appui financier de l'Université ou d'un organisme
subventionnaire. Nous sommes en désaccord avec votre point
de vue. L'acte de cession de la PI d'une création d'un
membre de l'UL doit être un acte individuel volontaire
(en opposition à obligatoire) et le membre créateur
doit pouvoir conserver son droit de choisir qui est, selon lui,
le seul en mesure de réaliser au mieux la valorisation
de sa création, tout en ayant l'obligation de reconnaître
les droits de chaque partenaire, incluant ceux de l'UL. Les créateurs
sont les vrais responsables de la génération de
nouvelle PI, un acte intellectuel qui lui appartient d'abord,
tout comme le tableau d'un peintre appartient à l'artiste
qui peut accepter de partager les retombées avec des partenaires
qui ont fourni une contribution. Finalement, Monsieur le Recteur,
nous sommes outrés par la contribution que vous apportez
au discours de désinformation promu par la 'très
haute administration' de l'UL depuis la fin des années
'90' concernant les règlements sur la PI actuellement
en vigueur. Par exemple, il est faux de prétendre que
les professeurs ont traditionnellement cédé leurs
droits de PI sur leurs inventions à l'UL lorsque celles-ci
ont été réalisées avec l'appui financier
d'un organisme subventionnaire.
Le Projet de règlement déposé par votre
administration en 2005 se veut une solution aux problèmes
de gestion de la PI à l'UL. La solution proposée
consiste à exproprier purement et simplement les droits
d'auteur, droits dans les inventions et autres droits de PI dont
les membres de l'UL sont titulaires de droit. Cette attitude
oppressive, abusive et irrespectueuse à l'égard
des membres est, dans un milieu de haut savoir, difficilement
conciliable avec la liberté académique et l'autonomie
rattachées au statut de chercheur universitaire. De plus,
cette attitude sape la motivation qui est essentielle au processus
de valorisation : Pourquoi faire des efforts particuliers si
ceux-ci ne sont pas reconnus? Le simple fait de rendre volontaire
l'acte de cession des droits de PI serait une avancée
importante pour trouver une solution qui soit satisfaisante aux
membres et à l'administration de l'UL.
Les informations suivantes vous seront utiles pour mieux comprendre
les motivations de la communauté des inventeurs de l'UL
:
1. La propriété des droits sur une invention
dans un cadre universitaire: Les trois grands organismes subventionnaires
canadiens qui financent la recherche fondamentale souhaitent
que leur contribution permette d'agrandir le territoire canadien
sur la carte mondiale des monopoles commerciaux exercés
dans divers secteurs (électronique, ingénierie,
pharmaceutique, communications, etc.). Les conditions d'acceptation
de ces subventions n'incluent pas un devoir de cession de la
PI à l'institution qui accueille le chercheur. En fait,
les droits de PI associés à toute découverte
financée par les organismes subventionnaires canadiens
sont régis par la Loi canadienne sur les brevets, c'est-à-dire
que tous les droits de PI appartiennent aux inventeurs et que
ceux-ci peuvent en disposer de façon volontaire.
Au Canada, la PI sur une invention d'un professeur d'université
appartient à l'inventeur lorsque l'invention et son financement
ont été une initiative personnelle du membre de
l'université. Cette affirmation est appuyée par
une littérature imposante, par la Fédération
québécoise des professeures et professeurs d'université
(FQPPU) et par l'Association canadienne des professeures et professeurs
d'université (ACPPU). Au surplus, même les représentants
de l'UL (agents de brevets) ont appuyé cette affirmation
lors des séances de formation sur la PI qu'ils ont offertes
dans les centres de recherche hospitaliers. L'UL ne peut prétendre
légitimement être titulaire d'un brevet avant d'avoir
obtenu une cession volontaire et pour motifs valables de la PI
des inventeurs.
2. La propriété intellectuelle n'est pas initialement
conjointe: Le concept de "PI initialement conjointe"
est une création de certains fonctionnaires et quelques
partenaires mal informés du ministère de la Science
et de la Technologie (2001). Cette politique ne peut être
utilisée pour remplacer la Loi sur les brevets. Au surplus,
l'approche collectiviste ou communautaire de la propriété
des résultats de la recherche est contraire aux règles
de droit régissant les inventions et véhicule insidieusement
des motifs juridiques pouvant même invalider les brevets
d'invention pris en contravention avec les lois actuellement
en vigueur.
3. Le règlement de 1974 ne cède pas à
l'UL les droits de PI des inventeurs: Citation de votre interprétation
du règlement sur la PI en vigueur à l'UL (règlement
1974): "Grosso modo, ces règlements stipulent
que la PI appartient à l'Université, dès
lors que les travaux de recherche ont été réalisés
avec l'appui financier de l'Université ou d'un organisme
subventionnaire " (courriel du recteur de l'Université
Laval diffusé à la communauté universitaire
le 9 février 2006).
Nos avis juridiques sont contraires à votre interprétation
et concluent qu'aux termes du Règlement du 11 juin 1974,
l'invention réalisée par un membre de l'UL avec
l'appui financier d'un organisme subventionnaire appartient,
en principe, en exclusivité à l'inventeur et les
droits qui peuvent échoir à l'Université
sont indéterminés. Advenant un litige, l'UL aurait
le fardeau de prouver la nature et l'étendue des droits
de PI qu'elle revendique. Nous soulignons que le principe de
reconnaissance des droits de l'UL n'a jamais été
contesté par la communauté des inventeurs ; ce
qui est contesté, c'est le droit initial sur la paternité
d'une invention.
4. Le nouveau Projet de règlement sur la PI reliée
aux oeuvres n'améliore pas les droits des professeurs:
En comparaison au Règlement en vigueur, le Projet
de règlement 2005 n'améliore pas la condition des
professeurs créateurs d'oeuvres et reste floue sur la
contribution que l'UL doit apporter pour se mériter tous
les droits sur une oeuvre d'un de ses membres. De notre point
de vue, on doit définir la " liste du matériel
de l'Université accessible à tous " avant
d'approuver le règlement parce que cela a un impact important
sur la propriété des oeuvres et des inventions
des membres. Les ordinateurs, les pianos, les caméras
etc, sont-ils inclus dans cette liste ?
5. Le principe de cession sur une base volontaire favorise
la responsabilisation des parties concernées: Le système
de valorisation de la recherche que l'UL veut implanter doit
être efficace et compétitif, et respecter la liberté
académique. Le Projet de règlement 2005 est fortement
démotivant pour le créateur qui se voit dépouillé
de son droit de diriger et d'orienter sa recherche. C'est le
vice-recteur à la recherche, ou son représentant,
qui prend le " volant du véhicule de valorisation
" dès qu'une découverte a potentiellement
une certaine valeur. Cela signifie que le chercheur perd le contrôle
de sa recherche. Vous conviendrez que cette décision de
céder le contrôle de la R&D associée
à un résultat de recherche original doit être
un acte volontaire pour que la liberté académique
des membres concernés n'en soit pas affectée. De
plus, la contribution du chercheur est essentielle à toute
valorisation pour qu'elle ait une chance quelconque de succès.
En approuvant le Projet de règlement 2005, les professeurs
contribueraient à mettre en place les conditions perdantes
du partenariat d'affaires qui leur est proposé. En effet,
l'assurance pour l'UL d'obtenir le contrôle d'un projet
de commercialisation d'une invention et la moitié des
fruits d'une récolte sans autres obligations que celle
de supporter temporairement les coûts de la protection
(jusqu'au financement du projet de R&D, moment où
elle est remboursée) est un contexte favorable à
l'inefficacité, puisque l'UL n'est pas en mode de compétition.
De plus, la mission de l'Université n'est pas de commercialiser
les inventions de ses professeurs, car elle n'est pas financée
à cette fin. Le rôle de l'Université est
de mettre en place les conditions qui permettent aux chercheurs
d'effectuer avec succès la recherche supportée
par les fonds qu'ils ont obtenus suite à des concours
auprès des organismes subventionnaires. Afin de responsabiliser
toutes les parties impliquées dans une cession de PI,
il est important que le propriétaire de la PI puisse négocier
les conditions d'exploitation des fruits de sa recherche avec
tous les partenaires et de s'impliquer tout au long du processus,
s'il le désire.
Les nouvelles politiques de financement des universités
cherchent à exproprier la PI des créateurs membres
des universités pour générer des avoirs
qui permettront de combler le manque de financement gouvernemental
de ces institutions. Au lieu de mettre en place un système
de valorisation démotivant qui ne comblera jamais les
attentes des administrations universitaires, toute la communauté
des professeurs et des étudiants devrait condamner le
désengagement de notre gouvernement provincial dans l'enseignement
supérieur et le support à la recherche. Le rôle
de l'Université est de former une relève innovatrice
et compétente en mettant en place, entre autres, les conditions
qui permettent aux chercheurs d'effectuer avec succès
la recherche garante d'un avenir meilleur. L'implication récente
de l'Université dans la valorisation de la recherche est
une distraction de sa mission première.
6. La solidarité est la base même du mouvement
syndical: Il nous semble tout à fait naturel que la communauté
des membres inventeurs de l'UL demande aux autres membres de
l'UL d'être solidaires à la protection de leurs
droits; surtout lorsque cette solidarité ne restreint
en rien les droits des autres membres de l'UL. Si le Conseil
syndical du SPUL devait donner son aval à la mise en vigueur
de ce Projet de règlement d'expropriation, de façon
intentionnelle, il agirait à l'encontre des intérêts
de certains de ses membres (les professeurs chercheurs inventeurs)
qu'il est chargé de protéger. Cela irait clairement
à l'encontre de sa mission.
En conclusion, vous comprendrez, Monsieur le Recteur, que le
problème de fond concernant le Projet 2005 de règlement
sur la PI n'est pas un désaccord sur le niveau de partage
avec l'UL des retombées pécuniaires dérivant
de l'exploitation d'une invention d'un membre de l'UL, mais plutôt
une attitude oppressive de l'administration de l'UL concernant
la liberté académique de ses membres.
PIERRE JULIEN
Président,
Association des chercheurs et chercheur(e)s (ACC)
Centre de recherche du CHUL
|