Femmes du Sud et femmes du Nord
Une rencontre intense au camp Qilalugaq permet
de débusquer, derrière les statistiques, la vie
quotidienne difficile des Inuites du Nunavik
Professeure à la Faculté de droit et chercheure
spécialisée sur les questions qui touchent les
femmes ou sur les questions de genre, Louise Langevin n'a rien
d'une campeuse dans l'âme. Il y a quelques semaines, elle
a pourtant passé plusieurs jours sous une tente perdue
dans la toundra vers le soixantième parallèle,
non loin de Puvirnituq et de la baie d'Hudson, en compagnie d'une
vingtaine d'autres participantes du camp Qilalugaq ou Béluga.
Ce camp était financé grâce au Fonds Claire
L'Heureux-Dubé pour la justice sociale. D'ailleurs cette
juge retraitée de la Cour suprême, actuellement
juge en résidence à la Faculté de droit
de l'Université Laval, était aussi de l'aventure.
Des universitaires, une journaliste du Devoir, une représentante
du parti Option citoyenne et des femmes inuites de quatorze villages
dispersés sur un territoire de 500 000 kilomètres
carrés s'étaient en effet réunies pour parler
de l'inceste, de l'alcoolisme, de la violence et des abus sexuels
qui constituent le quotidien de nombre de femmes des communautés
dans le Grand Nord québécois .
Mis sur pied à l'initiative de Marie-Claude Prémont,
vice-doyenne à la Faculté de droit de l'Université
McGill, le camp Béluga n'avait rien d'une réunion
habituelle. Les femmes inuites ont tenu en effet à rencontrer
les femmes blanches sur leur territoire, en renouant avec leurs
traditions ancestrales. Ce qui veut dire que toutes campaient
dans des tentes traditionnelles et que le caribou, l'omble de
fontaine et le phoque revenaient souvent au menu pour celles
qui le désiraient, une façon peut-être de
faciliter leur prise de parole. Bien sûr, les terribles
statistiques sur la réalité inuite concernant le
taux de suicide galopant, la violence conjugale et l'inceste
sont malheureusement très connues. Cependant, écouter
une femme raconter son calvaire à vivre sous le même
toit que l'agresseur de son enfant car l'espace manque, ou une
autre confier son désarroi devant le suicide de son fils
voué aux enfers par le pasteur du village, n'a rien à
voir avec la lecture de chiffres. Certaines réalités
sautent aux yeux également en rencontrant celles qui vivent
en direct ces drames.
Une religion culpabilisante
"J'ignorais que la religion était aussi omniprésente
dans ces communautés, remarque Louise Langevin. Chaque
village compte une ou plusieurs églises anglicanes et
leur discours semble oppressif envers les femmes." Cette
juriste féministe dénonce ainsi le fait que les
responsables des églises poussent les femmes à
pardonner à leurs agresseurs et les dissuadent de porter
plainte. Des pasteurs vont même jusqu'à dire à
leurs ouailles qu'un époux a le droit de battre son épouse.
Le désarroi des aînées de la communauté
vis-à-vis leur descendance l'a frappée également.
"Une grand-mère nous a confié qu'elle se sentait
en vacances au camp Beluga, car elle n'en peut plus de s'occuper
de ses petits-enfants qui ne jurent que par les Game Boy et le
Nintendo." Fréquemment, en effet, les parents, souvent
très jeunes, abandonnent leurs enfants pour boire ou se
droguer en toute tranquillité, et les fractures intergénérationnelles
se creusent au sein des communautés.
Louise Langevin a pu également mesurer la difficulté
pour ces femmes d'accéder aux ressources offertes en théorie
à tous les Canadiens. Les juges itinérants qui
visitent de temps en temps des villages situés à
plusieurs heures d'avion du reste du Québec n'ont pas
le temps de traiter tous les cas. De plus, les habitants de ces
localités ne disposent pas d'un nombre suffisant de travailleurs
sociaux spécialisés pour leur venir en aide. "Je
m'inquiète des retombées éventuelles de
ce camp qui pourrait ne représenter qu'une goutte d'eau
dans un océan de problèmes, remarque Louise Langevin.
C'est très difficile pour ces femmes de changer le cours
des choses, car elles ne disposent pas d'organisations capables
de les soutenir. Il n'existe plus, par exemple, d'Association
des femmes inuites du Nunavik par manque de financement."
Au camp, les participantes ont quand même convenu de la
nécessité de préparer un manifeste demandant
aux responsables de chaque village que cesse la violence faite
aux femmes. Adepte du franc-parler, Claire L'Heureux-Dubé
a conseillé aux femmes inuites d'envoyer un message clair,
constitué de phrases-chocs. "Vous avez la force,
et les changements passent par vous", a-t-elle ainsi affirmé
aux femmes inuites réunies.
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