La Laurentie revisitée
Le dernier tome de La vie littéraire
au Québec redonne vie aux fantômes des gens
de plume du tournant du dernier siècle et questionne certaines
mythes sur la littérature d'ici
Ouvrir le dernier volume de La vie littéraire au
Québec, réalisé par une douzaine de
chercheurs, dont cinq de l'Université Laval rattachés
au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature
et la culture québécoise (CRILCQ), c'est un peu
comme se mettre le nez dans les papiers intimes de nos aïeux
qui jusque-là nous paraissaient figés pour l'éternité
sur les rigides portraits de famille. Tout d'un coup, les acteurs
littéraires d'un épisode de l'histoire québécoise
s'animent avec leurs aspirations, leurs disputes, leurs contradictions.
Au passage, certains mythes sur la littérature d'ici,
qui aurait inventé le roman régionaliste, en prennent
pour leur rhume, tout comme la prétendue uniformité
masculine des auteurs. Les querelles entre écrivains exotiques
attirés par la modernité, et ceux plus nationalistes
se rattachant à la tradition canadienne française
s'étalent au grand jour. Retour vers la Laurentie d'il
y a un siècle, une des façons d'appeler alors le
territoire où les Canadiens français résidaient.
Les quatre premiers volumes de La vie littéraire au
Québec traçaient le portrait d'une littérature
en plein envol depuis les premiers écrits en 1764 produits
pour le marché local. Le tome 5, dirigé Denis Saint-Jacques
et Maurice Lemire, s'intéresse pour sa part à une
période charnière d'un Québec en pleine
industrialisation et mutation de l'identité nationale,
celle du début du 20ème siècle. Il s'ouvre
donc en 1895, année de la fondation de l'École
littéraire de Montréal et de l'arrivée d'une
nouvelle génération d'écrivains, pour se
clore en 1918 où un petit groupe d'esprits éclairés
fonde Le Nigog, la première revue d'art résolument
moderne publiée au Québec. De cette époque,
on a bien sûr retenu les noms d'Émile Nelligan,
passé à la postérité comme le poète
maudit, et de Louis Hémon, l'auteur de Maria Chapdelaine.
Pour avoir une vision plus juste de l'effervescence de la vie
intellectuelle à cette époque, il faut aussi se
rappeler que plusieurs quotidiens et des hebdomadaires culturels
prennent alors leur envol. De nombreux journalistes, comme Olivar
Asselin et Arsène Bessette, peuvent alors vivre de leur
plume, ainsi que quelques femmes.
"Avec l'expansion de la presse libérale, un premier
contingent féminin apparaît, ce qui demeure un fait
encore peu connu, précise Denis Saint-Jacques. Ces femmes
journalistes tiennent des chroniques, mais fondent aussi leurs
propres publications comme Robertine Barry avec Le journal
de Françoise ou Georgina Bélanger (Pour
vous mesdames). Surtout spécialisées dans les
questions féminines, ces rédactrices explorent
aussi le genre théâtral et pratiquent un féminisme
qui pourrait sembler très suranné aujourd'hui.
Cependant, l'écriture personnelle des chroniques les amènera
plus tard à prendre davantage leur place en s'orientant,
par exemple, vers la poésie romantique. Les universités
commencent également à jouer un rôle de premier
plan dans la vie intellectuelle de ce siècle qui s'ouvre.
Camille Roy, critique littéraire et titulaire de la chaire
de littérature française de l'Université
Laval, va en effet insuffler une nouvelle direction à
la littérature canadienne en la dotant d'une identité
distincte de celle de sa cousine française. Il contribue
aussi à la création du nationalisme régionaliste
canadien-français, aux côtés d'Henri Bourassa,
le fondateur du Devoir et de Lionel Groulx, l'auteur et
l'historien.
En route vers le régionalisme
Auteur du premier manuel sur la littérature canadienne
française en 1918, Camille Roy introduit l'enseignement
de cette matière au baccalauréat et milite pour
une identité rurale traditionnelle. Il prône les
vertus du roman régionaliste qui fait l'apologie du monde
paysan replié sur la terre, et met à l'honneur
les particularités linguistiques des Canadiens français.
Un genre que déclineront Lionel Groulx dans ses Rapaillages
ou Adjutor Rivard, un professeur de droit de l'Université
Laval, à travers des récits brefs évoquant
avec nostalgie le temps d'une agriculture autarcique. Un thème
repris en poésie par Blanche Lamontagne avec ses Visions
gaspésiennes. "Généralement, on
pense que ce genre de littérature a été
créé ici, alors qu'en fait il s'agit d'un mouvement
né en France sous l'influence de la droite et de Maurice
Barrès notamment", précise le coordonnateur
de La vie littéraire au Québec.
Popularisé par l'auteur français René Bazin
avec Le blé qui lève , ce type de fiction
dénigre l'industrialisation, la montée en puissance
de la ville et l'émigration vers les États-Unis.
Il se heurte donc au désir de modernité des "exotiques",
de jeunes écrivains montréalais, souvent revenus
d'un récent voyage européen, qui refusent de ne
puiser leur inspiration qu'au Canada français ou à
la campagne, à l'instar des Marcel Dugas, Paul Morin,
Guy Delahaye. Peu à peu, ces deux courants littéraires
s'opposent, défendant chacun leur vision de l'identité
canadienne française. D'un côté, des auteurs
surtout présents à Québec se réfèrent
constamment à la religion et à l'agriculture pour
défendre la particularité francophone, tandis que
d'autres à Montréal veulent voler de leurs propres
ailes pour devenir une nation moderne. Québec-Montréal,
cela ne vous rappelle pas quelque chose?
La vie littéraire au Québec, "Sois
fidèle à ta Laurentie" Tome V 1895-1918,
sous la direction de Denis Saint-Jacques et Maurice Lemire, Les
Presses de l'Université Laval.
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