
Les fantômes du Nord La géographe Caroline Desbiens se passionne pour le rapport original des autochtones avec leur territoire par Pascale Guéricolas Caroline Desbiens a pris conscience d'une donnée essentielle en parcourant le Nord du Québec durant son doctorat: le rapport des autochtones avec le territoire diffère grandement de celui qu'ont les autres citoyens du Québec. "La terre fait vraiment partie de leur personne, ils ne la voient pas comme un élément extérieur, même si la modernité a apporté beaucoup de changements, précise-t-elle. Mon plus gros défi comme chercheuse, c'est de comprendre l'autre et de transformer ma perception culturelle". Titulaire depuis septembre dernier de la Chaire de recherche du Canada en géographie historique du Nord, la jeune femme caresse plusieurs projets de recherche qu'elle présentait jeudi dernier à ses collègues du CIEQ, le Centre interuniversitaire d'études québécoises (CIEQ).
Vu du Sud, le territoire du Nord semble bien vide et inoccupé. Cette perception conduit parfois à des erreurs de jugement, comme la décision de la Commission de la toponymie de baptiser 101 îles du réservoir Caniapiscau d'après des uvres d'auteurs québécois pour souligner les vingt ans de la Loi 101. À leur grande surprise, les membres de la Commission se sont attiré les foudres des Cris, car ces fameuses îles portaient déjà un nom depuis de nombreux siècles. Même si elles n'ont émergé des eaux que récemment, puisqu'il s'agit d'un territoire inondé par la construction de barrages d'Hydro-Québec, elles constituent en fait le sommet de montagnes fréquentées depuis longtemps par les autochtones. "Cela montre clairement qu'un espace symbolique de référence existe déjà même s'il semble peu peuplé, souligne Caroline Desbiens. Une des difficultés à le saisir vient du fait que les traces de cette assise territoriale sont fragiles." La chercheuse oriente donc beaucoup sa recherche sur les travaux des archéologues pour connaître les déplacements des Premières Nations dans le Nord lorsque ces derniers suivaient les troupeaux d'animaux selon les saisons, mais elle se fonde aussi sur les collectes effectuées par les autochtones au sein de leur communauté. Une île qui n'est vide qu'en apparence La géographe s'apprête à partir dans quelques semaines à Chissassibi, non loin de la baie James, une localité où elle a déjà effectué plusieurs séjours lors de son doctorat. But de ce voyage: préparer une monographie sur l'île de Fort George, à l'embouchure de la rivière LaGrande, peut-être une première étape dans la réalisation d'un atlas historique de la région qui pourrait être utilisé par les élèves de la Commission scolaire Crie. Au début du 19e siècle, la Compagnie de la Baie d'Hudson exploitait en effet un poste de traite sur la rive nord de l'île. Les Cris ont ensuite habité un village sur l'autre rive avant de déménager en 1979 à Chissassibi lors du réaménagement de la rivière par Hydro-Québec. "Des chercheurs du Conseil de bande ainsi que des archéologues ont déjà des archives sur le village, et une anthropologue possède des documents sur la baie d'Hudson; il s'agirait donc de rassembler toutes ces données", explique-t-elle.
Caroline Desbiens envisage également de visiter l'île en juillet prochain lors d'un festival organisé chaque année par les Cris. De nombreuses familles s'y donnent rendez-vous pour perpétuer la tradition ancestrale de rencontre qui se déroulait déjà sur ce site il y a plusieurs centaines d'années entre les habitants de la côte et ceux venus de l'intérieur. "Cela montre que les autochtones ont toujours le désir de parcourir le territoire, même s'ils le font maintenant en quatre par quatre plutôt qu'à pied et qu'ils ne sont plus nomades", explique-t-elle.
Ces points de rencontre entre passé et modernité intéressent grandement la géographe qui compte se pencher aussi sur les relations entre les femmes cries et le territoire. Elle souhaite par exemple mieux comprendre la division sexuelle des tâches entre hommes et femmes et surtout observer si l'arrivée de l'économie de marché la modifie. Jusqu'à tout récemment, une règle tacite interdisait aux femmes l'accès au poste de maître de chasse qui donnait la responsabilité d'un territoire de chasse et de trappe. Pendant combien de temps cette restriction va-t-elle durer alors que les autochtones sont désormais en contact avec d'autres modèles culturels venus du Sud? C'est une des questions à laquelle Caroline Desbiens pourrait bientôt répondre.

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