
Les paradoxes d'une avancée
Extraits de l'allocution de Bertrand Hervieu, président
de l'Institut national de recherche agronomique (France) et docteur
honoris causa de la Faculté des sciences de l'agriculture
et de l'alimentation
"Votre siècle sera celui non pas d'une nouvelle
frontière, mais celui d'un horizon, dont le propre est
de se déplacer au fur et à mesure que l'on avance."
"La situation qui est la vôtre, en ce jour qui
célèbre un commencement dans votre vie, est à
la fois étrange et paradoxale. Vous sortez d'une faculté
dont l'objectif assigné était de produire des connaissances
et d'en assurer la transmission par la formation afin de développer
les productions agricoles et forestières du pays. Et l'objectif
a été atteint au-delà des espérances.
Là où le paysan assurait, il y a un siècle,
la subsistance d'une personne et demie, parfois deux, l'agriculteur
formé et équipé assure la couverture alimentaire
de 60 à 70 de ses concitoyens et parfois même d'une
centaine d'entre eux. Et nous savons que sans la mise en place
de dispositifs de limitation, ce pourrait être encore plus.
Cette réussite s'illustre dans un phénomène
d'une radicalité absolue dans sa nouveauté:
pour la première fois, dans l'histoire des civilisations,
deux générations consécutives, et bientôt
trois, vivent comme si elles avaient l'assurance de manger à
leur faim chaque jour de leur vie, jusqu'à leur mort.
Et cette abondance est si grande, que nous devons construire
des politiques publiques pour réguler la production et
que nous élaborons des règles de conduite pour
limiter le contenu de nos assiettes alors que disette et famine
émaillent encore notre histoire 120 ans en arrière.
Retournement d'une réussite, pourrait-on dire.
À l'échelle du monde et du siècle commençants,
cette avancée prend l'allure d'un autre paradoxe. Encore
850 millions d'êtres humains souffrent de malnutrition
ou de sous-nutrition et les trois quarts d'entre eux sont des
paysans. C'est là, dans cette tension située au
cur de la mondialisation de nos économies, que gît
l'originalité de votre situation au regard de celle des
générations précédentes. Abondance
qui s'accompagne d'une grande ignorance sur ce qu'est, en réalité,
le monde de l'agriculture et de l'alimentation. Insouciance qui
n'exclut pas l'émergence de grandes peurs, comme si l'angoisse
de choisir s'était substituée à la peur
de manquer.
Ainsi vont nos sociétés urbaines devenues de grandes
puissances agricoles et agroalimentaires au moment même
où elles cessent d'être des sociétés
rurales, et encore moins des sociétés paysannes,
tandis que la moitié du monde est encore constituée
de paysans souvent pauvres, parfois très pauvres, dont
les efforts pour émerger au sein de leurs propres économies
sont en partie réduits à néant de par notre
seule puissance à produire.
Paradoxe encore de votre situation, si l'on sait que les disciplines
scientifiques, qui sont au cur de vos savoirs et de vos compétences,
sont celles où les connaissances avancent à une
vitesse inégalée. Les progressions de la biologie
intégrative nous placent à un nouveau commencement
dans la connaissance du vivant et non point à un achèvement.
Votre stock de connaissances sera vite obsolète si vous
le gardez en l'état alors qu'il est attendu de vous de
l'enrichir de votre expérience et de celle des autres
pour en faire non seulement un registre de savoirs, mais un outil
d'intelligence au sens étymologique du terme, je veux
dire, de compréhension du réel.
Ce commencement toujours relancé trouve une illustration
dans le fait que nous ignorons tout des contours de la moitié
des métiers qui seront exercés dans 20 à
30 ans. Cela signifie que vous allez changer deux à trois
fois de métier et de façon d'exercer vos talents
au cours de votre vie professionnelle. C'est dire si, dans un
tel contexte, la formation à l'esprit de recherche est
le meilleur bagage dont vous héritez. Votre siècle
sera celui non pas d'une nouvelle frontière, mais celui
d'un horizon, horizon dont le propre est de se déplacer
au fur et à mesure que l'on avance. Approfondir un sujet,
développer une connaissance, interroger celle-ci par d'autres
éclairages, apprendre à interpréter ouvre
des chemins pour habiter ce monde qui sait qu'il ne se connaît
pas et qui, une fois abandonnés les grands systèmes
d'interprétation, apprend progressivement à se
comprendre lui-même.
Avancer dans ce monde incertain non pour le clore, mais en sachant
que cette incertitude est le signal de notre liberté et
l'espace de nos choix: tel est le risque de l'histoire humaine
que vous avez à construire. Pour y contribuer, il y faut
l'enthousiasme des commencements. Il y faut la beauté
juvénile de votre générosité. Il
y faut surtout la volonté de choisir. Et alors, vous conquerrez
l'élégance de la maturité.".
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