L'ombre juive et la lumière aryenne
Sans le vouloir, le cinéma fantastique allemand a
véhiculé l'image mythique du juif maléfique
Dans les années 1910, 1920 et 1930, les cinéastes
allemands ont réalisé plusieurs films très
populaires, dans la veine expressionniste, dont Le Cabinet
du docteur Caligari, Le Golem, Nosferatu, le vampire,
Metropolis et Docteur Mabuse. Or, ce cinéma
dit fantastique, né dans un pays responsable plus tard
de l'Holocauste, met bien souvent en scène des personnages
puissants et maléfiques qui, sans être juifs, présentent
les traits physiques et psychologiques les plus caractéristiques
de l'archétype plusieurs fois centenaire du "juif
mythique", un être perçu comme frayant avec
le diable, apatride et parasite. "Pourquoi ces personnages
maléfiques n'incarneraient-ils pas une image maudite du
juif qui se serait installée au cours des siècles,
tel un archétype dans l'inconscient allemand?", demande
Alice-Anne Busque, chargée de cours à l'École
des langues vivantes et étudiante au doctorat en littérature
française. Selon elle, les cinéastes en cause,
notamment Wiene, Wegener, Murnau ou Lang, ont fait preuve d'un
antisémitisme inconscient. "Ils ont, dit-elle, construit
leurs personnages maléfiques à partir de l'image
du "vilain juif" qu'on leur présentait "naturellement",
aussi bien dans la littérature que dans la peinture, depuis
leur tout jeune âge."
Une allégorie cinématographique
Alice-Anne Busque a fait la soutenance de sa thèse
le 30 mai. Sa recherche avait pour titre: "Le personnage
maléfique dans le cinéma fantastique de l'Allemagne
pré-hitlérienne ou l'Allemand et son double négatif:
le juif". Elle a étudié neuf films, notamment
sous l'angle du montage parallèle et de l'échelle
des plans. Il ressort, entre autres, que quatre films ont un
lien avec la ville de Prague où se trouvait l'un des plus
anciens ghettos juifs d'Europe. La plupart des personnages maléfiques
présentent des caractéristiques associées
à l'archétype du juif mythique: gestuelle exagérée,
ricanements, regards louches, dandinement.
Ce sont aussi des êtres manipulateurs, à l'instar
du savant fou Rotwang, qui envoie un robot sous les traits de
Maria susciter la révolte des travailleurs dans l'utopie
futuriste Metropolis. En outre, ils sont très instruits
et possèdent des livres, comme ce manuel d'instruction
kabbalistique qui, dans Le Golem, sert à un rabbin
"magicien" à fabriquer un automate. "La
plupart des livres montrés dans ces films présentent
une calligraphie voisine de l'hébreu et les signes qu'on
y trouve s'apparentent à la kabbale, indique Alice-Anne
Busque. Que conclure? Que les écrits hébraïques
sont magiques, qu'il y a corrélation entre la kabbale
juive et la magie? Sans doute."
Sombre bande annonce de l'Holocauste
Ce cinéma qualifié de manichéen reflétait
un intérêt renouvelé des Allemands pour le
romantisme noir au lendemain de la défaite militaire de
1914-1918. Dans ces films, les personnages maléfiques
ont plus d'importance, en termes d'apparition, de cadrage et
de plans, que les personnages lumineux, ces héros qui
leur sont opposés et qui les mettent en valeur. "Et
cette opposition n'est même pas subtile, souligne Alice-Anne
Busque. Le personnage maléfique est montré de façon
très sombre avec un éclairage approprié.
Il est toujours précédé de son ombre, qui
est immense. On n'a qu'à penser à l'ombre du rabbin
en train de construire le golem, ou de Rotwang qui poursuit Maria
dans les catacombes de Metropolis. Métaphoriquement, ce
sont des personnages de l'ombre et on le montre." Et leur
destin sera de retourner dans l'ombre. Nosferatu, le vampire
inspiré du roman Dracula, sera détruit,
Mabuse, directeur d'un institut psychiatrique, sera emprisonné
et Rotwang sera tué. "En somme, conclut Alice-Anne
Busque, l'ensemble de ces films pourrait constituer l'illustration
métaphorique du juif errant, d'une époque à
l'autre, dans l'Europe entière, épousant différents
visages, toujours présent mais jamais tangible."
YVON LAROSE
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