
Comme des fantômes dans la machine
La recherche de l'efficacité et de la
performance a des effets pervers sur la santé physique
et psychologique des travailleurs
Le constat est accablant. Chaque année, les travailleurs
québécois perdent plus de trois millions de journées
de travail à cause de problèmes de santé
psychologique. Toujours au Québec, on estime que les coûts
directs et indirects reliés à ces problèmes
sournois et imprévisibles que sont l'anxiété,
l'épuisement professionnel (burn-out), la détresse
psychologique, la dépression et même les pensées
suicidaires, représentent annuellement 20 % de la masse
salariale d'une organisation. "Nous commençons aujourd'hui
à vivre tous les effets pervers des tendances récentes
en matière de transformation de la société
et de l'économie", souligne Michel Audet, professeur
au Département des relations industrielles. Ce dernier
était responsable du comité d'organisation du cinquante-huitième
congrès annuel de son département. L'événement
s'est déroulé les 5 et 6 mai à l'hôtel
Hilton Québec sur le thème "Santé mentale
et travail: l'urgence de penser autrement l'organisation".
Il a attiré plus de 500 participants.
Un enjeu de société
Le marché du travail d'aujourd'hui se définit,
entre autres, par la multiplication des emplois précaires,
la valorisation de la surcharge de travail, la chasse aux temps
morts et le manque de temps pour interagir et s'entraider entre
collègues. En amont de ces problèmes se trouvent
notamment l'introduction massive de nouvelles technologies (pour
éliminer les temps improductifs et standardiser les façons
de faire), la concurrence accrue amenée par la mondialisation
des échanges commerciaux (qui vient ajouter à la
pression de la performance en entreprise) et la lutte acharnée
aux déficits gouvernementaux. "Un deuxième
grand message s'est dégagé des échanges,
indique Michel Audet: celui des coûts astronomiques qui
sont derrière le phénomène. Nous sommes
face à des coûts galopants de protection sociale,
notamment pour l'achat de médicaments, pour des consultations
psychologiques ou médicales, et pour la hausse des primes
d'assurance collective."
Espoir à l'horizon: les syndicats sont de plus en plus
sensibilisés à la problématique de la santé
psychologique au travail et tentent des expériences. L'appareil
gouvernemental s'est saisi sérieusement du problème.
En entreprise toutefois, le phénomène demeure souvent
camouflé. Une réalité qui explique la sous-représentation
des entrepreneurs durant le congrès. Selon Michel
Audet, la problématique est un exemple d'excès
qui survient parfois dans l'évolution normale d'une société.
"Il nous faudra, dit-il, revenir à d'autres bases
et à d'autres dimensions pour renouveler l'organisation
du travail." Le renouvellement de la main-d'uvre pourrait
contribuer à ce virage, les jeunes diplômés
d'aujourd'hui voyant le travail de façon différente
de leurs aînés. "Je ne suis pas sûr,
poursuit-il, qu'ils vont être prêts à se défoncer
au travail pendant les vingt prochaines années, à
divorcer deux fois et à se taper deux burn-out
pour pouvoir s'accomplir et se réaliser au travail. Selon
moi, ils vont vouloir avoir un meilleur équilibre avec
le reste de leur vie."
Une période charnière
Jean-Pierre Brun, professeur au Département de management,
est également titulaire de la Chaire en gestion de la
santé et de la sécurité du travail dans
les organisations. La Chaire a collaboré à l'organisation
du congrès. Il y a quelques mois, elle publiait une étude
qui révélait notamment l'existence, chez 40 % des
employés de l'Université, d'un niveau élevé
de détresse psychologique (voir article en cette page).
Jean-Pierre Brun, qui a donné une conférence lors
du congrès, croit que les organisations n'auront d'autre
choix que de diminuer leurs exigences vis-à-vis de leurs
employés. "Henry Mintzberg, rappelle-t-il, affirmait,
il y a dix ans, que le MBA était de la foutaise. Tout
le monde disait: Ce n'est pas vrai, l'avenir est là. Or,
son discours est en train de se confirmer à l'effet que
la formation de nos gestionnaires est inadéquate. Elle
n'est pas adaptée à la vie parce qu'elle est trop
tournée vers l'économie et l'organisation. Nous
sommes à un point tournant. Des choses vont se placer
d'elles-mêmes. Mais il faut en même temps intervenir."
Selon Jean-Pierre Brun, les solutions aux problèmes d'ordre
psychologique se trouvent du côté de l'organisation
du travail, dans les pratiques de gestion existantes qu'il faut
améliorer. Ces pratiques sont notamment les réunions
d'équipes, la consultation des travailleurs, une bonne
information ainsi qu'une bonne évaluation du personnel.
Si les travailleurs peuvent identifier des dizaines de solutions,
les mettre en place ne va pas de soi. "L'enjeu est dans
leur implantation, dit-il. En santé psychologique comme
ailleurs, une des premières conditions de réussite
d'un projet consiste à aller chercher l'engagement de
la direction. Les projets doivent aussi être conduits en
partenariat. C'est clair: il faut que tous les acteurs concernés
soient impliqués. C'est comme faire de la résolution
de problèmes dans un couple. S'il manque un participant,
ça ne marchera pas très bien."
YVON LAROSE
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