
Voir venir et savoir mourir
Aucune société dans l'histoire
du monde n'a mis la mort de côté, comme nous le
faisons aujourd'hui, prétend l'anthropologue Serge Bouchard
Mort, mortel, mortuaire. Décidément, la quinzième
lettre de notre alphabet n'annonce pas toujours les événements
les plus heureux du monde, du moins, pour ceux qui restent! Le
mot est donc lâché: MORT écrit en majuscules,
comme une peine en capitales. C'est sur le cas de cette "mort
si naturelle qui nous laisse sans voix et cette force qui nous
dépasse, comme la vie" que l'anthropologue Serge
Bouchard a confié ses plus intimes pensées analytiques
lors de la conférence Michel-Sarrazin 2003, qui s'est
tenue le 7 mai en soirée, à la salle Jean-Paul-Tardif
du pavillon La Laurentienne.
Annoncé sous le titre "Les rites et les murs face
à la mort au Québec", le propos du conférencier,
bien connu dans le milieu des médias, s'est surtout voulu
une réflexion critique, intitulée "Il y a
100 000 ans que l'on meurt", sur cette société
moderne qui, "pas très portée sur la chose",
essaie d'ignorer l'inévitable fin terrestre de tout être
humain.
Là où le glas blesse
"Aucune société dans l'histoire du monde
n'a mis la mort de côté, comme nous le faisons aujourd'hui.
Celle-ci est devenue un sujet léger, reporté, un
sujet qui n'est pas d'actualité", a déploré
Serge Bouchard, coauteur, avec Bernard Arcand, du Département
d'anthropologie de l'Université Laval, d'une série
d'ouvrages sur les Lieux communs. Témoin récalcitrant
de l'érosion des rites et des attitudes au Québec,
l'anthropologue de la région montréalaise a pointé
d'un doigt accusateur le culte de l'individu, de l'individuation
ayant cours de nos jours dans nos sociétés à
la liberté paradoxale, où l'on défait communauté
et famille et où l'on est devenus "des incompétents
dans nos relations interpersonnelles".
Dans ce contexte d'une mort qui éloigne, où la
qualité de la communication devient l'enjeu principal,
il importe donc de maintenir le lien avec les malades, avec les
condamnés, car nous sommes des êtres d'espérance
et celui-ci entretient l'espoir, a-t-il soutenu. L'espérance,
à ses yeux, c'est l'unité, le gardien, le fil essentiel
dans l'expérience et dans la peur. "La société
moderne est une société de l'instant présent,
de l'actuel, qui ne se projette pas dans le temps, a-t-il constaté.
Tout est à revoir, entre autres, en ce qui a trait à
nos relations avec les "vieux". C'est le moment où
jamais de transcender notre condition humaine."
Au sein de cette "nouvelle société de la victoire"
(sur la maladie), où la science représente notre
nouvelle foi, le départ ou plutôt, la préparation
au départ vers des cieux meilleurs est-elle plus pénible
à vivre qu'il y a un demi-siècle? serait-on porté
à se demander. "Oui, a répondu Serge Bouchard,
il est actuellement plus difficile de mourir, car nous n'avons
plus de certitude (religieuse) et encore moins de support"
GABRIEL CÔTÉ
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