
La peur de la page pleine
La littérature a-t-elle encore sa place
dans les médias québécois?
Les critiques littéraires, l'auteur et l'éditrice
qui participaient à une table ronde sur la place de la
littérature dans les médias québécois,
qui a eu lieu la semaine dernière au Musée de la
civilisation, ont bien identifié l'objet culturel qui
n'a plus sa place à la radio, dans journaux ou à
la télé. Il s'agit du livre, dont plus aucun chroniqueur
n'oserait autopsier les pages. Organisée par le Centre
de recherche sur la littérature québécoise
(CRELIQ) et la Librairie Pantoute, à l'occasion de la
Journée mondiale du livre, cette table ronde a donc permis
d'évoquer au grand jour ce sujet subversif.
Stanley Péan, auteur et animateur de l'émission
radiophonique de Radio-Canada "Bouquinville" a fait
remarquer que les médias semblaient craindre d'aborder
la littérature de plein fouet en plongeant dans le texte.
Les émissions de critique littéraire disparaissent
les unes après les autres, les pages consacrées
à ce genre se réduisent comme peau de chagrin dans
les journaux. Dès lors, il ne reste plus qu'à traiter
du livre à travers les portraits des auteurs eux-même.
"J'en ai assez de ces longues entrevues" human interest,
où on parle des larmes de l'auteur lorsqu'il a créé
ses personnages, s'exclame Stanley Péan, car il ne reste
plus de place pour faire la critique du livre." Robert Lévesque,
auteur et critique, renchérit en parlant de la culture
de l'entertainement et du bavardage, qui consiste à
inviter des écrivains télégéniques
ou disposant de talents n'ayant aucun rapport avec la littérature.
Boudés par les grands médias, les auteurs d'ici
fondent donc tous leurs espoirs sur le journal Le Devoir
ou la chaîne culturelle de Radio-Canada, qui, dès
lors, incarnent les seuls lieux possibles d'une culture peut-être
moins commerciale. "C'est malsain pour une société
de disposer d'un nombre aussi réduit de tribunes d'expression",
souligne Marie-Andrée Lamontagne, éditrice chez
Fides et ancienne rédactrice en chef des pages culturelles
et du cahier "Livres" au Devoir. D'autant
plus qu'à l'entendre, le débat se poursuit aussi
au Devoir sur la nécessité d'accroître
le lectorat en pratiquant un journalisme plus lié à
la mode et à l'air du temps, plutôt que de respecter
le mandat culturel et journalistique d'origine. Apparemment,
la chaîne culturelle de Radio-Canada se pose des questions
semblables puisque le nombre d'émissions consacrées
à la littérature n'a cessé de diminuer au
fil des ans.
"Je crois pourtant qu'il existe un public pour les émissions
littéraires, soutient André Major, qui a réalisé
des séries radiophoniques sur le poète portugais
Fernando Pessoa ou sur Proust, lorsqu'il travaillait à
Radio-Canada. Ce type d'émission permet de briser le rythme
frénétique du quotidien, de s'installer dans la
lenteur. Aujourd'hui, la culture est devenue un sous-produit
de l'information." Marie-Andrée Lamontagne croit,
elle aussi, qu'il faut renverser la tendance actuelle, qui dilue
la culture en doses homéopathiques pour la faire accepter
par le grand public, et oser miser sur un noyau d'auditeurs fervents
du livre en pariant sur l'effet de contagion. Une idée
que partage André Major, qui rêve du jour où
les lecteurs de journaux vont se révolter contre la prose
banale et inodore des chroniqueurs littéraires d'ici,
lesquels refusent de prendre parti. "Sinon, on va rester
un public d'endormis", lance-t-il.
PASCALE GUÉRICOLAS
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