
Une certaine idée de l'Amérique
Par leurs estampes imaginatives, des artistes
français d'il y a deux siècles ont inventé
un continent fictif
Le Canada, les États-Unis et les Antilles de la fin du 18e
siècle et du début du 19e ont inspiré de
nombreux artistes français. Qu'ils soient officiels ou
anonymes, ces derniers, sans même avoir vu les territoires
en question, ont eu tendance, dans leurs estampes, à les
représenter de manière surtout fictive, par des
distorsions et des inventions qui répondaient aux préoccupations
artistiques du temps, notamment le désir d'un retour à
une vie simple et le développement du sentiment de la
nature. "L'Amérique apparaît comme un lieu
d'évasion imaginaire", écrit Peggy Davis,
étudiante au doctorat interuniversitaire en histoire de
l'art, dans la thèse qu'elle a soutenue, le vendredi 25
avril, au pavillon Louis-Jacques-Casault. Selon elle, l'Amérique
du temps suscitait beaucoup d'intérêt en France,
où elle correspondait à un idéal d'exotisme
et de liberté.
Un corpus considérable
La recherche de Peggy Davis sur les estampes françaises
à sujets américains a surtout porté sur
des images produites entre 1778 et 1830. Son corpus iconographique
comprend plusieurs centaines d'estampes, provenant pour la plupart
de la Bibliothèque nationale de France à Paris.
Ces images révèlent certains artistes des plus
intéressants, comme Borel, Moreau le jeune, Le Barbier
l'aîné, Chasselat et Hersent. Elles témoignent
de la variété artistique qui a cours à cette
époque. Le contenu des estampes reflète, quant
à lui, les idées esthétiques, philosophiques,
politiques et scientifiques qui circulent en France à
cette période. Dans l'imaginaire collectif, l'Amérique
est perçue comme une région lointaine, mystérieuse
et fabuleuse. C'est le mythe du territoire sauvage, aux paysages
grandioses, sur lequel souffle le vent de la liberté.
Les sujets, thèmes et motifs des estampes sont multiples
et la composition des images demeure classique et teintée
d'idéalisme. Ce sont soit des sujets historiques ou bien
des scènes d'actualité, des caricatures ou des
allégories. La vie urbaine est rarement représentée
et le paysage, dû au peu d'intérêt des Français
pour ce genre artistique, n'apparaît la plupart du temps
que comme toile de fond décorative.
Des Amérindiens idéalisés
Dans leurs estampes, les artistes font un certain rapprochement
entre l'Amérindien et le Grec de l'Antiquité. "Ces
images, explique Peggy Davis, célèbrent les vertus
morales des Amérindiens inspirées de l'Antiquité
et exaltent leur nudité et leur conformité aux
canons de beauté antiques." Les écrivains
viennent renforcer cette perception, en particulier Chateaubriand
avec son roman Atala paru en 1801. Ce livre à succès,
qui valorise la nature américaine, raconte l'histoire
d'une Amérindienne qui, déchirée entre son
vu pour la religion chrétienne et sa passion amoureuse,
finit par se donner la mort.
Peggy Davis consacre un chapitre entier à l'Américain
Benjamin Franklin, une personnalité très populaire
en France à cette époque et objet d'une abondante
iconographie. "Il est à la fois l'homme de la liberté
et l'idéal des Lumières dans la conjoncture pré-révolutionnaire
en France", indique-t-elle. Un autre chapitre porte sur
la Révolution américaine. Les estampes mettent
en valeur le rôle déterminant joué par la
France au cours de la guerre d'indépendance aux États-Unis.
D'autres images dénoncent les paradoxes de la liberté
dans le Nouveau Monde, où l'homme noir est maintenu en
esclavage et l'Amérindien est privé de sa liberté
et de son territoire ancestral. "L'Amérique, affirme
Peggy Davis, était un mirage politique avec, par exemple,
l'illusion de la démocratie et de la liberté. Toutes
les désillusions ont contribué à l'écroulement
de ce fantasme de l'Amérique comme prolongement de l'Europe
et comme incarnation même du progrès."
YVON LAROSE
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