
La biche dans la mire
La solution à la surpopulation de cerfs
sur Anticosti passe par la chasse aux femelles
Il faut rapidement réduire la population de cerfs si
l'on souhaite préserver les sapinières, maintenir
l'industrie forestière et assurer l'avenir de la chasse
sur l'Île d'Anticosti. Voilà le message livré
par les experts qui ont pris la parole à l'occasion du
2e Colloque annuel de la Chaire de recherche industrielle CRSNG-Produits
forestiers Anticosti, qui se déroulait sur le campus le
5 mai. S'il y a consensus sur la nécessité d'une
intervention rapide, les moyens mis de l'avant pour y arriver
risquent de choquer les curs sensibles.
Au dernier inventaire réalisé en 2001, les 200
cerfs libérés sur l'île vers les années
1896 comptaient 120 000 descendants. "Là où
il y a des cerfs, il n'y a aucune strate arbustive sauf de l'épinette
blanche, signale Jean Huot, le titulaire de la Chaire. Ils broutent
les jeunes sapins, ce qui empêche la forêt de se
régénérer. La superficie des sapinières
a diminué de 50 % depuis un siècle sur l'île
et celles qui subsistent ont maintenant 120 ans et sont appelées
à disparaître sous peu."
La modélisation de la situation forestière en 2025
et 2050, effectuée par les chercheurs François
Potvin et Pierre Beaupré, annonce la disparition progressive
des sapinières matures. Si rien n'est fait, les effectifs
du cerf vont chuter de 50 % d'ici 50 ans, estiment-ils. "S'il
y a exploitation forestière et création d'habitat,
on peut espérer que la chute sera moins prononcée,
ajoute Jean Huot. Sur Anticosti, la principale menace pour les
sapinières vient du cerf, pas de la coupe forestière.
L'industrie forestière est même en situation de
vulnérabilité par rapport aux cerfs."
Hiver d'enfer
La situation serait particulièrement critique en hiver,
alors que 70 % du régime alimentaire du cerf repose sur
le sapin, rapportent Isabel Thibault, Steeve Côté
et Christian Dussault. Les trois chercheurs ont comparé
la disponibilité actuelle de la nourriture hivernale à
celle que décrivait Jean Huot dans une étude réalisée
entre 1975 et 1978 (ils ont dû recourir aux données
papier parce que les données stockées sur les supports
informatiques de l'époque étaient irrécupérables
avec les outils actuels!).
Leurs analyses révèlent une diminution marquée
dans la disponibilité du sapin et la disparition totale
des plantes herbacées. "L'habitat hivernal du cerf
s'est détérioré et nous prédisons
que le cerf devra modifier son régime alimentaire en consommant
davantage d'épinette blanche dans le futur", concluent-ils.
"On ne sait pas encore si le cerf peut le faire, signale
Jean Huot. Chose certaine, il ne l'a pas fait dans le passé
et ce serait dramatique si ça se produisait parce que
l'épinette est la seule espèce d'arbre qui parvient
encore à pousser sur Anticosti."
Adieu gros buck?
La solution mise de l'avant par la Société
de la faune et des parcs consiste à ramener les effectifs
à 90 000 têtes en 2008, par une "libéralisation
progressive de la chasse sportive à Anticosti, axée
principalement sur un accroissement de la récolte de cerfs
sans bois", a expliqué André Gingras. En termes
clairs, les cerfs sans bois sont les femelles et les jeunes,
impossibles à distinguer dans la mire des chasseurs. "Parce
que le cerf est une espèce polygame, on pourrait diminuer
de moitié la population de mâles sans qu'il n'y
ait d'effets sur le recrutement, précise Jean Huot. C'est
pour cette raison qu'il faut surtout récolter des femelles."
Les quelque 1 500 chasseurs américains qui se rendent
à Anticosti chaque année, dans l'espoir d'en rapporter
de gros bucks, sans équivalents chez eux,
accueilleraient plutôt froidement cette mesure. Les 3 500
chasseurs québécois y seraient plus ouverts, à
condition de ne pas avoir à renoncer à la chasse
aux mâles.
Selon Jean Huot, l'acceptabilité d'une chasse aux femelles
et aux faons ne pose pas de problème dans la population.
"Je n'entrevois pas de croisade contre cette chasse, comme
celle à laquelle la chasse aux blanchons a donné
lieu, parce que quiconque a vu l'impact des cerfs sur Anticosti
comprend l'urgence d'intervenir. Par contre, concède-t-il,
dans ces domaines-là, les réactions ne sont pas
toujours rationnelles."
JEAN HAMANN
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