Le rap nomade
Les communautés locales se réapproprient
à leur façon un style de musique hégémonique
Eminem, Public Enemy, Ice Cube: le rap américain, par
la voix de ses nombreux chanteurs, a conquis la planète.
Ce style de musique simple, direct et rythmé, aux paroles
récitées et à la gestuelle particulière,
est né dans les quartiers noirs mal famés de New
York. Il s'inscrit dans la mouvance de cette culture de la rue
appelée hip-hop, une culture caractérisée
par l'art de la parole, le tag, le graffiti et des formes de
danse comme le break dance. Selon Roger Chamberland, professeur
et directeur du Département des littératures, ceux
qui à travers le monde se sont réapproprié
le rap se réclament de cette forme musicale hégémonique,
tout en revendiquant leur spécificité locale. "Le
discours des groupes rap de la région de Toronto ou de
la banlieue de Paris n'a rien à voir avec le discours
de jeunes rappeurs blancs du centre-ville de Halifax, explique-t-il.
Chacun négocie avec ce qu'il considère comme "sa"
culture dominante, circonscrit sa lutte avec le pouvoir, revendique
des droits dissemblables et témoigne de sa vie et de ses
expériences en fonction de la communauté restreinte
à laquelle il s'adresse."
Le jeudi 20 mars, au pavillon Charles-De Koninck, Roger Chamberland
prononcait une conférence avec visionnement intitulée
"Culture hip-hop et culture identitaire". Cette activité
était la première d'une série de cinq présentations
qui se dérouleront en mars et avril, en lien avec les
travaux du GROOVE (Groupe de recherche et observatoire de l'objet
vidéoclip et de son esthétique). Deux vidéoclips
ont été présentés à cette
occasion: l'un de Juvenile, un groupe de rappeurs noirs américains,
l'autre de 83 (prononcez "huit trois"), des rappeurs
blancs de la rive sud de Québec.
Selon le conférencier, on peut accoler au rap l'étiquette
de "culture nomade" puisque des collectivités
locales variées, se définissant comme des "tribus",
se l'approprient et le réinterprètent en vue de
redéfinir une culture identitaire locale. "Les différents
raps, souligne Roger Chamberland, reproduisent un modèle
à noyau variable et changeant, qui est adapté à
chacune des communautés qui en font usage. À Montréal,
Muzion, par exemple, traduit la réalité d'une certaine
communauté haïtienne qui se réapproprie les
fondements mêmes de leur culture en introduisant du créole
à travers du français et de l'anglais."
Noirs et pauvres
Le gangsta rap, la forme de rap popularisée par les
Dr. Dre, Naughty by Nature et autres Tim Dog, est le plus en
demande à l'heure actuelle. En 2000, Dr. Dre a vendu à
lui seul 60 millions d'albums. Le gangsta rap, ou style West
Coast, est apparu dans les quartiers naufragés de Los
Angeles. Ses interprètes américains décrivent
typiquement la vie et les aspirations de jeunes hommes noirs
et pauvres en butte à l'aliénation, au chômage,
au harcèlement policier, ainsi qu'à l'isolement
social et économique. C'est aussi le style le plus exportable,
au dire de Roger Chamberland, puisqu'il permet à de nombreuses
minorités périurbaines d'afficher leurs couleurs
et leurs revendications.
À Toronto, Montréal ou Paris, où les communautés
ethniques possèdent leurs groupes de gangsta rap, on assiste
souvent à des affrontements directs entre ces groupes,
que ce soit dans la rue ou lors de leurs spectacles respectifs.
"En octobre 2000, raconte le conférencier, j'ai pu
assister à Québec à ce genre d'affrontement
alors que des membres d'un groupe rap de cette ville ont été
pris à partie par des sympathisants et des rappeurs de
Montréal avec qui ils partageaient la scène."
Ce côté violent était particulièrement
visible sur le disque d'Eminem lancé à l'automne
2000 et dont le contenu valorisait l'homophobie ainsi que la
violence faite aux femmes, en plus d'inciter à s'attaquer
aux policiers. En une semaine, il s'en était vendu plus
de sept millions d'exemplaires.
YVON LAROSE
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