Choc des civilisations ou choc des fanatismes?
Un débat fort pertinent de la Chaire publique de l'AELIÉS
au deuxième jour de l'invasion américaine en Irak
Guy Saint-Michel, Soheil Kash et Louis Balthazar ne se doutaient
pas que le débat de la Chaire publique de l'AELIÉS,
organisé le 20 mars, tomberait un jour aussi approprié.
C'est en effet le jour 2 de l'offensive américaine contre
l'Irak que les conférenciers ont eu à débattre
de la célèbre thèse de Samuel P. Huntington,
professeur de l'Université Harvard. Selon ce démocrate
plutôt conservateur, la source des conflits mondiaux réside
actuellement dans le choc entre les différentes civilisations,
et non plus entre les classes sociales ou les points de vue idéologiques.
Des propos qui prennent une toute nouvelle coloration, alors
que les bombes illuminent la nuit de Bagdad soir après
soir.
D'entrée de jeu, le coordonnateur du Bureau d'animation
religieuse de l'Université Laval, Guy Saint-Michel, a
annoncé ses réserves face aux arguments développés
par l'universitaire américain car sa manière de
considérer les conflits des vingt dernières années
semble parfois biaisée: "Huntington parle beaucoup
de la guerre entre la Serbie, la Croatie et la Bosnie, mais il
passe très vite sur la responsabilité des Serbes
orthodoxes et des Croates catholiques tout en se montrant très
sévère pour les Bosniaques. De la même façon,
il parle à peine de l'enlisement des Américains
au Vietnam, alors qu'il s'étend longuement sur celui des
Russes en Afghanistan". Mais ce qui hérisse le plus
l'animateur de pastorale, c'est le fait de définir le
monde selon des civilisations qui se réfèrent à
des identités religieuses bien loin de leurs valeurs fondatrices.
De toute façon, à en croire le politologue Louis
Balthazar, professeur de science politique à l'Université
Laval, "le sens du mot religion est galvaudé",
car les fanatiques de tout poil utilisent les identités
religieuses à leurs fins personnelles, sans se soucier
du message évangélique. Spécialiste des
États-Unis, le conférencier s'intéresse
pour sa part aux particularités de la super-puissance
américaine comparativement aux anciens empires français
et britannique. Ainsi, il constate que, contrairement aux autres
puissances colonisatrices, les Etats-Unis refusent de considérer
qu'il existe d'autres cultures que la leur. "Leur mission
universelle est très pernicieuse, indique-il, c'est de
dire: "Nous avons découvert le paradis perdu.""
Dès lors, il semble normal et légitime aux Américains
d'imposer leur mode de vie basé sur la liberté
au reste du monde, sans même penser que certains pourraient
avoir des aspirations différentes.
Nouveau désordre mondial
Un pied en Orient, l'autre en Occident, le Libanais Soheil
Kash, professeur-associé en philosophie politique à
l'Université Laval, fait le constat, de son côté,
de l'hégémonie de la super-puissance américaine
depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Ironiquement,
il fait remarquer qu'on accuse fréquemment les pays arabes
de ne pas être démocratiques, mais que par ailleurs
plusieurs Talibans sont détenus aux États-Unis
sans avocat. Cette notion de l'émergence d'un nouveau
droit public international a suscité d'ailleurs une réflexion
chez un ancien diplomate qui a travaillé en Irak et aux
États-Unis, présent dans le public. Ce dernier
voit une analogie entre les changements apportés aux lois
américaines depuis le 11 septembre et l'accord de Munich,
qui a permis à Hitler d'envahir la Tchécoslovaquie
en 1938. "La communauté internationale proteste
contre l'action américaine en Irak, mais il fallait crier
encore plus fort pour mettre à genoux Bush et ses complices",
clame-t-il.
Visiblement agacé, Louis Balthazar rétorque que
les États-Unis n'ont rien d'un régime totalitaire
même si certaines libertés y subissent actuellement
des limitations. Et de souligner que deux membres du Sénat
américain ont dénoncé récemment l'action
de leur gouvernement, un geste impensable sous une dictature.
De son côté, Soheil Kash voit, dans l'attitude hégémonique
américaine, le signe d'un nouvel ordre mondial où
une puissance qui possède des moyens disproportionnés
veut imposer son diktat. Et l'Islam, comme le communisme en son
temps, fait un bouc émissaire bien commode. Le choc des
civilisations aurait donc encore de beaux jours devant lui.
PASCALE GUÉRICOLAS
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