Aide humanitaire ou business?
L'étudiant-chercheur Valéry Ridde dénonce
le virage qu'a pris la reconstruction du système de santé
en Afghanistan
"Je crains que les organismes d'aide internationale ne
soient en voie de commettre une grave erreur en Afghanistan,
une erreur dont le peuple afghan pourrait faire les frais pendant
des années à venir". Le ton est posé,
calme, presque las en fait. Rien à voir avec l'exaltation
des gauchistes dont le moteur à indignation s'emballe
lourdement après avoir fait le plein d'injustices sociales.
C'est peut-être pourquoi les propos de Valéry Ridde
portent lorsqu'il parle de la situation des services de santé
dans les pays en voie de développement. Il y est allé,
il a vu, il sait. L'Afghanistan avant et après la guerre.
Auparavant, le Burkina Faso, le Timor-Oriental, le Niger, le
Mali, Haïti, l'Irak à plusieurs reprises, la Palestine,
le Brésil, le Vietnam, le Pakistan D'abord pour l'organisme
Enfants du Monde-Droits de l'Homme, puis depuis dix ans au sein
d'Aide médicale internationale.
Dans l'édition du 14 décembre de la revue médicale
The Lancet, l'étudiant-chercheur de la Faculté
de médecine dénonce, avec Philippe Bonhoure, d'Aide
médicale internationale, la tangente qu'a prise la reconstruction
du système de santé en Afghanistan. Au terme de
la guerre contre les Talibans, les derniers obus étaient
à peine refroidis que la Banque mondiale et d'autres organisations
internationales débarquaient avec un plan de reconstruction,
notamment pour les services de santé, qui prévoyait
l'injection de 4,5 milliards de dollars US en trois ans. Pourtant,
depuis plusieurs années, l'Afghanistan était négligé
par ces mêmes organisations, souligne Valéry Ridde.
Un rapport des Nations Unies révélait qu'entre
1996 et 2000, l'aide internationale y avait diminué de
8 $ à 5,50 $ par habitant, même si un rapport des
Nations Unies classait l'Afghanistan au 89e rang sur 90 pays
en voie de développement au chapitre de la pauvreté.
L'équité oubliée
Le modèle mis de l'avant par la Banque mondiale et
les autres organismes responsables de la reconstruction de l'Afghanistan
limiterait le rôle du gouvernement afghan à la régulation
et à la supervision en matière de santé.
Les services de santé seraient pris en charge par des
organismes non gouvernementaux et par des firmes privées
qui seraient tenus d'atteindre des niveaux de performance pour
conserver leur financement. "Je n'ai rien contre la performance,
ni contre la reddition de compte dans l'aide humanitaire, mais
il ne faut pas que la performance soit atteinte au détriment
de l'équité", insiste Valéry Ridde.
Il faut examiner attentivement ce modèle avant de s'y
engager de façon irréversible, prévient
l'étudiant-chercheur, parce qu'il constitue un pas certain
vers la privatisation des services de santé et de leur
financement dans ce pays où les gens ne vivent ni riches
(pouvoir d'achat d'environ 800 $ contre 28 000 $ au Canada),
ni vieux (espérance de vie de 47 ans contre 80 au Canada),
ni bien (le taux de mortalité des mères lors d'accouchement
atteint 1 600 pour 100 000 naissances, alors qu'il se situe à
5 au Canada). En fait, on s'apprête à faire avaler
aux plus démunis de la planète une médecine
dont nous ne voulons absolument pas chez nous, à en juger
par les conclusions du rapport Romanow.
Une question de justice sociale
Depuis quelques années, l'aide internationale privilégie
l'efficacité plutôt que l'équité,
constate Valéry Ridde. On semble prendre pour acquis que
les services publics de santé sont inefficaces, ce qui
est loin de faire consensus. "On tente de nous convaincre
que la privatisation va améliorer les soins et la performance.
C'est une hérésie totale que je combats dans tous
mes écrits parce qu'elle a des conséquences désastreuses
sur l'équité." La reconstruction du système
de santé afghan doit reposer sur le principe que la santé
est un droit et non un bien de consommation, insiste-t-il. "On
s'apprête à utiliser l'Afghanistan pour une vaste
expérience en aide internationale. Nous sommes en droit
de demander s'il est éthique d'implanter d'un coup, sur
60 % du pays, pareil système."
Tout comme son maître à penser, le philosophe politique
John Rawls, Valéry Ridde estime qu'une société
juste a l'obligation de donner le maximum à ceux qui n'ont
que le minimum. L'air du temps ne souffle pas dans cette direction,
reconnaît-il lucidement, ce qui ne l'empêchera pas
de continuer à naviguer à contre-courant, bien
au contraire. C'est d'ailleurs la préoccupation centrale
de son doctorat qui porte sur l'équité dans les
politiques de santé en Afrique de l'Ouest. Et après
le doctorat? "Je veux poursuivre ma réflexion d'universitaire
et mon action sur le terrain avec des organisations humanitaires.
L'équité en matière de santé est
une question de justice sociale que je ne peux tout simplement
pas ignorer."
JEAN HAMANN
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