10 octobre 2002 |
La structure grammaticale du français parlé aujourd'hui au Québec serait essentiellement la même qu'il y a environ un siècle et demi. Cette affirmation a priori surprenante est celle de la linguiste Shana Poplack et son équipe de chercheurs du Laboratoire de sociolinguistique de l'Université d'Ottawa. Elle remet en question certaines idées reçues à l'effet que le français parlé ici s'est détérioré après 1760, à la suite de l'abandon par la France de son ancienne colonie et à cause de l'influence subséquente de l'anglais. La non-utilisation de l'adverbe "ne" dans une proposition négative (ex.: Je veux pas), ou bien le recours à l'indicatif plutôt qu'au subjonctif dans certaines situations (ex.: J'aimerais que tu pars), seraient des exemples de ce prétendu changement.
Un trésor aux Archives de folklore
La langue écrite, très conservatrice par définition,
a tendance à respecter les règles de la grammaire.
Pour cette raison, les sociolinguistes de l'Université
d'Ottawa se sont plutôt mis à la recherche de représentations
du français parlé du passé. De fil en aiguille,
ils ont frappé à la porte des Archives de folklore
de l'Université Laval. Là, ils ont découvert
un véritable trésor d'informations linguistiques
audio, duquel ils ont extrait 182 enregistrements réalisés
au Québec dans les années 1940 et 1950. L'âge
moyen des personnes enregistrées était de 75 ans.
"Nos travaux permettent pour la première fois de jeter
un éclairage scientifique sur cette question, explique
Shana Poplack, directrice du Laboratoire de sociolinguistique
et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en linguistique
à l'Université d'Ottawa. Nous avons découvert
que le français au Canada ne s'est pas détérioré
entre le milieu du 19e siècle et aujourd'hui. Outre l'emprunt
de certains éléments de vocabulaire à l'anglais,
les deux époques affichent la même structure grammaticale.
Il s'agit d'une preuve très forte que les entorses aux
règles grammaticales que stigmatisent les gardiens de la
langue étaient déjà en place avant le contact
intense avec l'anglais. Il est fort probable que la structure
profonde de la langue, soit la grammaire, était déjà
là au moment de la Conquête."
Un corpus impressionnant
Les enregistrements étudiés comprennent 138
contes, 16 légendes et 28 entrevues. Au coeur de ces récits,
des rois, des princesses et des nobles côtoient Ti-Jean
et autres personnages plutôt pittoresques. Comme dans ce
conte où Dieu s'entretient avec un individu surnommé
le Grand Sacreur.
Les quarante-sept individus retenus par l'équipe, en majorité
des hommes, s'étaient confiés à des folkloristes,
notamment à Luc Lacourcière. La plus vieille personne
interviewée avait plus de 100 ans au moment de l'entrevue.
Tous étaient nés entre 1846 et 1895. "Des témoignages
oraux de la langue parlée d'il y a un siècle et
demi, c'est extrêmement rare en linguistique", souligne
Shana Poplack. Les sujets habitaient à la campagne et la
plupart étaient bûcherons, cultivateurs ou pêcheurs.
Ils vivaient dans les régions de Québec, de Chaudière-Appalaches,
de la Côte-Nord et de la Gaspésie Îles-de-la-Madeleine.
"C'étaient des gens simples qui parlaient la vraie
langue vernaculaire du 19e siècle", indique-t-elle.
Retranscrits puis infomatisés, les précieux enregistrements
ont donné lieu à un demi-million de mots interrogeables
de différentes manières. L'utilisation du "ne"
a ainsi nécessité l'analyse de quelque 7 000 phrases
négatives. Les données obtenues ont ensuite été
comparées à une énorme compilation informatisée
de 3,5 millions de mots, un corpus assemblé par le Laboratoire
de sociolinguistique sur le français parlé aujourd'hui
dans la région d'Ottawa-Hull. "En français
contemporain, on n'utilise le "ne" dans une phrase négative
qu'un dixième d'un pour cent des fois, précise Shana
Poplack. Il y a 150 ans, le taux était identique. Le "ne"
s'est maintenu à ce taux infime et, en plus, il ne marque
pas la négation. Il est devenu une marque de prestige,
de formalité."
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