18 avril 2002 |
UNIVERSITÉ "BRANCHÉE" OU UNIVERSITÉ
HUMANISTE?
Les récents événements entourant l'élection
du recteur de l'Université Laval auront permis de mettre
en évidence au moins une chose: chacun des trois candidats
a, à sa manière, échoué dans sa tentative
de convaincre la communauté universitaire que le statu
quo était une forme achevée de changement, et le
changement, une forme achevée de statu quo. Les profondes
transformations qu'a vécues l'université québécoise
depuis une dizaine d'années suffisaient amplement pour
que, dans cette campagne électorale, le commun puisse s'attendre
à ce que l'on précise davantage ce que l'on entend
désormais par "formation", et les questionnements
sur l'avenir de cette institution dans la tourmente de la "globalisation"
rendaient superflues, voire déplacées, les promesses
portant sur l'embellissement du "milieu de vie" universitaire.
Maintenant que les cent jours ont été consommés
et que l'odieux de l'affaire a été attribué
à un système électoral désuet, il
m'apparaît opportun de relancer le débat sur le présent
et l'avenir de l'université en soulevant ce qui semble
constituer les deux grands axes à partir desquels se déroule,
actuellement, le détournement de la vocation institutionnelle
de cette enceinte réputée libre, publique et critique.
Ce détournement, qui n'apparaît tel que lorsque l'on
prend une certain recul historique et critique, remplit certes
les nouveaux objectifs de l'ancien ministre de l'Éducation,
mais comporte des mécanismes qui, une fois enclenchés,
pourraient bien ne plus être maîtrisables.
Le premier de ces axes, qui n'est pas exclusif à l'Université
Laval, est celui de la pénétration de la logique
marchande et utilitariste dans l'ensemble des pratiques qui constituent
l'université. L'emploi de plus en plus répandu de
métaphores inspirées ou issues du marché
et du nouveau management (les nécessités de "l'économie
du savoir", la primauté de la "satisfaction de
l'étudiant-client", le "développement
des programmes" et la "restructuration des unités
de service", l'assurance d'une "qualité totale
en éducation", le virage de "l'approche par compétences",
l'importante "gestion des ressources professorales",
etc.) témoignent d'une transformation lente mais radicale
de notre conception de l'université: sous le couvert de
la rhétorique de "l'ouverture sur le monde",
l'université est devenue le nouveau filon à exploiter
pour entretenir une économie qui se présente à
nous sous la figure de la guerre. Car c'est de cela dont il est
question ici, la guerre économique par le "savoir":
échiquier mondial, concurrence internationale et développement
stratégique de l'éducation. Au nom de cette compétition
généralisée et illimitée, l'université
tente de s'engager à une vitesse accélérée
sur un parcours qui ne lui est pas propre et dont elle ne peut
que faire les frais. Son sens gestionnaire improvisé lui
commande de s'adapter, de se restructurer, de se rationaliser
sans cesse, même si cela contrevient fondamentalement à
ses fonctions principales: prendre le temps de cultiver et d'éprouver
le jugement des étudiants et transmettre les fondements
essentiels à la pratique d'une profession, d'une vocation
ou d'un rôle. Le projet d'une université ISO-9002,
bien enclenché mais encore incomplet, est le déploiement
systématique de forces visant à marginaliser, voire
à éliminer complètement ces fonctions. En
fait, à l'instar des autres sphères de la vie publique,
les pratiques qui relèvent d'une autre logique que celle
de l'efficacité et de la rentabilité sont "minorisées",
dévalorisées, écrasées par le poids
idéologique de cette économie qui exige que chaque
institution contribue quotidiennement à l'effort de guerre.
Le second axe de la transformation radicale de l'université
est celui du déséquilibre croissant entre la recherche
et l'enseignement. Coupés depuis une dizaine d'années
d'un financement public adéquat, les départements
se voient de plus en plus floués par les centres et les
chaires de recherche qui, profitant de la manne qu'entraînent
les nouvelles politiques de financement ciblées, tendent
à accorder plus d'importance à leur "objet"
de recherche et aux subventions qui viennent avec, qu'aux départements
qui les soutiennent. Si l'enseignement "incombe" toujours
aux départements, la recherche, elle, tend à s'autonomiser
et se développe de plus en plus en empruntant, dans les
cas "lourds", jusqu'au style de gestion de type "PME";
cela a pour conséquence directe que les chaires subventionnées
par des tiers (Bombardier, Alcan, le gouvernement du Canada, Jean-Coutu,
etc.) multiplient les partenariats et les recherches sur des sujets
"de l'heure", arrimés à la demande, jusqu'à
en oublier le fait que les étudiants qui s'y associent
ont bénéficié d'un enseignement complet dans
des départements qui, eux, ne cessent d'être sous-financés.
Dans certains cas, les subventionnés, pris dans les comptes
à rendre aux subventionnaires, délaissent progressivement
toute considération pour un refinancement public de l'université
qui, lui, est garant du maintien de l'enseignement. Résultat:
l'université des départements devient le sous-traitant
actif de l'université des centres et des chaires de recherche
en lui fournissant la main d'uvre intellectuelle apte à
accomplir un "devis de recherche" tout prêt, généreusement
financé par la pléthore de bourses et de programmes
ciblés de telle compagnie ou de tel gouvernement. Ce scandale
objectif, superbement ignoré lors de la campagne électorale,
constitue d'autant plus un tabou qu'une proportion croissante
des professeurs et étudiants en goûte les largesses:
étrange en effet que peu de débats de fond sur cette
hypertrophie croissante de la recherche n'ait eu lieu à
Laval depuis longtemps. Tout comme le cas de l'arrimage aveugle
de l'université à l'économie du savoir ci-haut
évoqué, la nécessité de l'adaptation
immédiate à cette université de la recherche
commande d'éviter des débats qui, dit-on, sont inutiles
devant des "faits" si univoques.
Ces deux infléchissements, discrets mais efficaces, de
l'université québécoise constituent en même
temps une indication claire du conflit idéologique opposant
deux visions de l'université. Si celles-ci avaient relativement
bien cohabité jusqu'à récemment, il est manifeste
que l'université "branchée", celle qui
mise sur la mobilité de la main-d'uvre intellectuelle et
le développement des entreprises de recherche en milieu
universitaire, travaille pour se débarrasser de l'autre
université, de l'université humaniste. À
chacun maintenant de choisir son camp.
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